Il existe en Europe un village unique. C’est Saint-Gingolph, au bord du lac Léman, partagé entre la France et la Suisse. Coupé en deux par un traité de 1569, le petit village a traversé les siècles en gardant la trace de cette séparation matérialisée par un petit torrent.

Ceci a des répercussions importantes encore de nos jours sur la vie des habitants, surtout pour ceux du côté suisse. Allons découvrir les raisons et les conséquences de cette curiosité administrative.

Saint-Gingolph, un village unique en Europe, ou deux villages ?

Saint-Gingolph sur le versant suisse (c) CC BY SA 4_0 Daniel Reust Wikimedia Commons

Alors, Saint-Gingolph, village paisible au bord du Léman se décline en deux communes, une française et une suisse. Les deux communes sont séparées par un petit torrent, la Morge. Le village a la même appellation des deux côtés de la frontière. Rien ne distingue les deux communes.

Côté suisse, il y a un château, une gare, un port, deux restaurants et une épicerie fine.

Côté français, il y a une église, un cimetière, une pharmacie, une boulangerie et deux restaurants.

Ah oui… il y a aussi une école primaire de chaque côté de la frontière. Six minutes à pied entre les deux.

Entre les deux un petit torrent, la Morge, traversé par deux ponts routiers, dont un récent, proche du lac, et un ancien entre le château et l’église. On découvre aussi un pont ferroviaire qui soutient des rails abandonnés.

Moins d’un kilomètre sépare les deux extrémités du village, une quinzaine de minutes en flânant. Tout se fait à pied !

Huit cents habitants en France, huit cents habitants en Suisse.

La taille, l’offre de services et l’aspect d’un seul village.

Saint-Gingolph sur le versant français (c) CC BY SA 4_0 Joël Grandcollot Wikimedia Commons

La vie quotidienne à Saint-Gingolph

Ce village coupé en deux depuis 1569 a continué à vivre comme s’il ne s’agissait que d’un seul village, sans rien dédoubler, au point de n’avoir gardé qu’un seul cimetière encore de nos jours.

Dans la vie quotidienne des habitants de Saint-Gingolph, on dirait que rien n’a changé depuis ces derniers 455 ans. Ils font comme s’ils vivaient dans la même commune, sous la même administration.

Mais en réalité, les propriétaires de la boulangerie de Saint-Gingolph savent que cette unité n’est qu’une apparence. En effet, les habitants qui viennent acheter des croissants depuis la Suisse payent en francs suisses, et les commerçants ont dû s’adapter avec la technologie.

Heureusement que la langue commune, le français, leur permet de communiquer aussi bien dans la vie de tous les jours que pour prier ensemble dans la seule église catholique de la commune, côté français.

C’est au moment de leur décès que les habitants des deux communes prennent des parcours administratifs très différents. A Saint-Gingolph, il n’y a qu’une église et qu’un cimetière et ils sont en territoire français. L’inhumation a donc lieu pour les habitants des deux communes dans cet unique lieu de repos éternel.

Mais le transport des dépouilles des personnes décédées résidentes dans la partie Suisse suit les règles internationales. La France en demande l’application stricte. Cela alourdit considérablement la paperasse administrative, la facture et les temps nécessaires à organiser l’inhumation. Le cercueil ou les cendres doivent voyager dans des contenants étanches en plomb, sous scellé, validé par les autorités consulaires pour traverser la frontière. C’est donc devant la mort, pour quelques mètres et un torrent, que les habitants de Saint-Gingolph deviennent différents.

Il n’y a aucun autre village en Europe qui présente ces caractéristiques.

Mais pourquoi ce torrent, La Morge, marque-t-il la frontière ?

Un des ponts frontière à Saint-Gingolph (c) CC BY SA 3_0 Armin Kübelbeck Wikimedia Commons

Pourquoi la commune de Saint-Gingolph a été partagée entre deux pays ?

Le torrent qui sépare la commune en deux n’est pas du tout à l’origine de la discorde. Au contraire il en est la résolution.

En effet, au XVIème siècle le Duché de Savoie avait perdu une grande partie de ses terres à la suite de la défaite de 1536, lorsque les Bernois et les Valaisans se sont emparés du Chablais, cette région au sud et à l’est du lac Léman. La sécession de Genève (1530)  mal endiguée par Charles III Duc de Savoie et l’interdiction de la religion catholique dans la même ville (1535) a fini par montrer les faiblesses du Duché face à la révolte protestante et aux nouvelles alliances qui se sont créés.

C’est le Roi de France lui-même qui va prendre les choses en main et emmener une coalition de Bernois et Valaisans pour occuper les terres du Duc de Savoie et assurer la stabilité de la région. Si les Bernois occupent la rive nord du lac Léman, dont le château de Chillon, et le sud entre la frontière avec Genève et Thonon, les Valaisans occupent la rive sud-est, dont Saint-Gingolph.

Le traité de Cateau Cambrésis (1559) permet au Duché de Savoie, sous le pouvoir d’Emmanuel Philibert de récupérer une grande partie de ses territoires. Mais il n’arrive pas à récupérer la rive sud du lac Léman, ni le Chablais français, que les Valaisans ne lâchent pas. Enfin, les accords de Thonon, en 1569 scellent l’accord entre les Sept-Dizains du Haut Valais, l’évêque de Sion et le Duc Emmanuel-Philibert de Savoie autour d’une frontière géographique qui ne prêterait pas à discussion. Le choix du Rhône aurait amputé le Valais d’un trop grand territoire, c’est donc la Morge, petit torrent insignifiant qui allait servir de frontière naturelle.

Tant pis pour les quelques habitants de Saint-Gingolph. Les décideurs ont dû penser qu’ils trouveraient une solution. Et bien non, le village est resté comme il l’était : coupé en deux.

Les deux parties du village ont évolué à l’intérieur de leurs frontières successives, d’abord entre la Savoie et le Valais, ensuite entre la France et la Suisse. Et cette frontière, bien que fictive pour les habitants dans leur vie de tous les jours joua son rôle dans trois occasions historiques que nous aborderons dans les paragraphes suivants.

Seul le pouvoir religieux conserva ses droits sur les âmes des deux parties du village. Et il les conserve toujours. A l’époque c’était sous l’autorité de l’abbé d’Abondance, en France, et de nos jours c’est la paroisse de Saint André en Gavot-Léman qui a autorité sur les deux Saint-Gingolph dans le cadre du Diocèse d’Annecy. Ce qui explique l’unique église et l’unique cimetière.

Que voir à Saint-Gingolph en Suisse ?

Vue aérienne du Château de Saint-Gingolph (c) CC BY SA 4_0 Joël Grandcollot Wikimedia Commons

Traverser une frontière à pied est toujours intéressant et amusant, surtout lorsque cela permet d’aller visiter quelques vestiges du passé. C’est d’ailleurs la principale curiosité de Saint-Gingolph.

Côté suisse, le Château de Saint-Gingolph fut construit entre 1585 et 1588 et abrite aujourd’hui la maison communale. Aujourd’hui le château ne servant plus de résidence, il a été réaménagé. On retrouve cependant encore la cheminée de l’ancienne grande cuisine et la salle du billard, pièce principale au premier étage recouverte de boiseries.

Au sous-sol du château et au troisième étage ont été aménagées les salles d’exposition du Musée des Traditions et des Barques du Léman. C’est à Saint-Gingolph que se trouvait le principal chantier de construction des cochères, des barques à fond plat, et des barques du Léman adaptées au transport des charges, aux grandes voiles latines, typiques de la région. Ce sont des bateaux à voiles à deux mats. Jusqu’à la première guerre mondiale, elles assuraient le transport des personnes, du bétail et des matériaux (bois de chauffage, pierres et matériaux de construction) nécessaires pour répondre à la folie immobilière de la Belle Epoque).

Accolé au château il y a une chapelle. Son histoire est intéressante. Celle-ci fut utilisée deux fois comme église communale de Saint-Gingolph.

Une première fois lorsque la peste sévit dans la région, entre 1720 et 1723, lorsque le frontière entre le Duché de Savoie et le Valais fut fermée de peur que la maladie ne se propage d’un côté ou de l’autre.

Et une deuxième fois, pendant la Révolution française, lorsque le prêtre de Saint-Gingolph refusa de prêter le serment constitutionnel et s’enfuit du côté valaisan.

Que voir à Saint-Gingolph en France ?

Église de Saint-Gingolph (c) CC BY SA 4_0 Joël Grandcollot Wikimedia Commons

Côté français, l’église de Saint-Gingolph date de la fin du XVIIIème siècle. Elle a été reconstruite sur les sites de l’ancienne église détruite par un éboulement, et ne présente pas de particularités architecturales notables. En revanche une anecdote sur cette église nous rappelle qu’elle est le centre religieux d’un unique village.

La partie française de Saint-Gingolph fut le théâtre d’une terrible tragédie pendant la seconde guerre mondiale. En 1943, les troupes allemandes remplacèrent les troupes italiennes qui contrôlaient cette région sous un statut de zone démilitarisée. Dès que les Allemands s’installèrent, une forte résistance se mit en place dans les vallées du Chablais français. Le 22 juillet 1944, une attaque contre les SS est organisée mais échoue.

Stèle commémorative des faits de 1944 à Saint-Gingolph en rue du 23 Juillet 1944, monument des fusillés, plaque gauche (c) CC BY SA 1_0 Public domain Romain Behar Wikimedia Commons

Le maire de la partie Suisse André Chaperon craint des représailles et tente de parlementer avec les Allemands qui lui confirment qu’ils ont ordre de raser le village français. Chaperon réussit à négocier que l’église soit épargnée, car c’était la seule paroisse de la double commune ! En même temps il fait ouvrir la frontière pour que les Français puissent s’enfuir et quitter le village.

Les refugiés furent transportés par bateau à Vevey. Le lendemain, 23 juillet, les SS arrivèrent avec des lance flammes pour détruire le village. Six des huit personnes restées sur place furent exécutées. Et ce n’est que grâce à la ruse d’un officier suisse qui prétendit que des maisons de la rue principale appartenaient à des ressortissants suisses et que leur destruction aurait provoqué l’intervention de l’armée suisse que cette rue fut finalement épargnée.

La frontière proche, l’amitié franco-suisse et la force de persuasion de personnalités suisses locales ont permis d’éviter un massacre et une destruction massive.

Et  ces vieux rails du chemin de fer du Tonkin ?

Le train de la ligne du Tonkin à Saint-Gingolph (c) CC BY SA 2_0 Phil Richards Wikimedia Commons

Au milieu du village de Saint-Gingolph et à travers le petit pont ferroviaire sur la marge passe une ligne de chemin de fer désaffectée. C’est le chemin de fer du Tonkin.

Drôle de nom pour la ligne de chemin de fer qui réunissait Genève et Evian à Saint-Gingolph et Saint Maurice dans le Valais en passant par Monthey.

Aujourd’hui, et depuis 1998, cette ligne n’est plus en service sur le tronçon compris entre Evian et Saint-Gingolph (côté français). En revanche elle est toujours active côté suisse.

La section française entre Evian et Saint Gingolph a été terminée en 1886. Et c’était le dernier tronçon nécessaire pour relier Genève au Valais en train par la rive sud du Lac Léman. Ce sont les ingénieurs qui ont été en charge de sa construction qui l’ont surnommée ainsi car les conditions géologiques des lieux leur rappelaient les difficultés de construction de la ligne ferroviaire du même nom en Indochine.

Cette ligne a eu un rôle historique important pendant la deuxième guerre mondiale. La ligne du Tonkin qui traversait la frontière entre la France « libre » et la Suisse était le seul point de passage ferroviaire non contrôlé par les puissances qui occupaient le territoire français pendant le conflit. La région du nord de la Haute Savoie était une zone démilitarisée non contrôlée par les forces italiennes. Des marchandises pouvaient ainsi circuler, ainsi que des réfugiés fuyant la France.

Ces 17 kilomètres manquants aujourd’hui pour faire la boucle du Léman en train sont à l’étude d’un projet de réouverture de la ligne par une coopération transfrontalière entre le Conseil Régional d’Auvergne Rhône-Alpes et le Grand Conseil Valaisan. Même si c’est les pourparlers ont duré plus de vingt ans, il semblerait que les travaux pourraient commencer à la fin de cette décennie et que la ligne pourrait être fonctionnelle pour 2032.

Nouvelle passerelle sur la Morge à Saint-Gingolph, en 2019 (c) CC BY SA 4_0 Florian Pépellin Wikimedia Commons

Saint-Gingolph est un petit village paisible coincé entre le lac Léman et les montagnes. Placé sur la route entre Genève et Monthey, accessible côté suisse en train ou en bateau il a fini par devenir un point de frontière par la simple présence d’un petit torrent.

La Morge a écrit l’histoire de deux pays en devenant une frontière parfois impénétrable, parfois protectrice et le plus souvent invisible pour des villageois qui continuent à sentir leur appartenance au même village, plus de quatre siècles après la séparation.

Finalement, on dirait qu’il n’y a qu’un « Saint-Gingolph » qui traverse paisiblement l’histoire.

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Un pied en France, un pied en Italie, depuis mon enfance je traverse les frontières et je me passionne pour la culture alpine et les paysages des Alpes. Je transmets cette passion à travers mon activité de rédacteur et consultant dans le tourisme et l’outdoor. J’ai créé le blog alpaddict.com et j’anime une communauté de plusieurs milliers de passionnés sur les réseaux sociaux associés au blog. Vous me croiserez en montagne, en ville ou dans un musée, mais toujours avec mon appareil photo !

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