Un récit consacré à un moment de la Résistance en Vallée d’Aoste commence, avec les personnages de Plik et Dolfe, et des références à des épisodes réels /1
3 septembre 1949
À une altitude d’environ 2 700 mètres, en dessous du glacier des Grandes Murailles et à droite du glacier de Tza de Tzan, s’étend un vaste pâturage en pente. Une série de canaux descendent du haut des sommets dans cette vallée. Ici, pas d’arbre, pas d’abri, tout se passe sous le soleil. Un homme est allongé derrière un groupe de rochers, il a un chapeau sur la tête, une chemise brune à manches longues et un pantalon de la même couleur mais plutôt usé, un fusil dans les bras. Il semble être là depuis un moment.
Un chamois est immobile au milieu du pâturage, il vient de finir de lécher le sel des canaux. Le grondement des glaciers en mouvement rompt de temps en temps le calme. L’homme charge son fusil et ce bruit se répand dans la vallée comme une avalanche, mais le chamois ne bouge pas. L’homme respire lentement, de plus en plus, et soudain il retient son souffle, appuie sur la détente et….
Derrière lui, le son d’un harmonica vient troubler sa concentration. C’est une chanson alpine jouée avec une telle ferveur que l’interprète ressemble au vent lui-même. Le chamois tressaille et disparaît dans l’un des canaux.
L’homme se met à genoux et se retourne, le fusil toujours à la main.
- Nando ! Maudit Nando ! crie l’homme au fusil.
À une centaine de mètres de lui, un homme très grand et très mince grimpe le long de l’alpage escarpé, lui aussi avec un fusil sur les épaules et un harmonica dans les mains, et il continue à chanter l’une des nombreuses chansons alpines. Sur sa tête se trouve un chapeau avec une plume et, bien que l’harmonica couvre sa moustache bien taillée, il est évident qu’il rit.
- Dolfe ! Je savais que je te trouverais ici, tu choisis les pires endroits pour chasser. Crie l’homme en mettant l’instrument dans sa poche.
- J’avais réussi, je suivais ce chamois depuis le glacier, et tu arrives avec ta musique !
- C’est lui qui t’a fait Dolfe.
Nando rejoint son ami et s’assoit à ses côtés en riant.
- Je t’emmène à la chasse, tu aurais peut-être attrapé ce chamois, mais si tu continues à venir ici, tu finiras par manger de la glace.
Dolfe regarde son ami d’un air bourru, marmonne quelque chose et s’assoit.
Nando s’assied et regarde le glacier, sort son harmonica et reprend la mélodie.
Au crépuscule, ils rentrent au village de Prarayer, un chamois chacun sur l’épaule. Devant la porte d’une petite maison, une femme les regarde arriver.
- Deux ! crie la femme.
Grâce à Dolfe. Nando répond par un demi-sourire.
- Ofo mais qu’as-tu fait de ce pantalon ? Je l’ai juste raccommodé. dit la femme à Dolfe.
Natalina ton mari s’est battu avec cette peau de chamois, je t’assure. répond Nando amusé à la place de son ami qui, comme toujours, a l’air sérieux.
Après avoir soigneusement éviscéré les deux chamois, ils laissent la viande dans la peau et suspendent ce qui reste des bêtes à une poutre à l’extérieur de la maison. Dolfe trempe le foie et les rognons du chamois dans la farine et les fait chauffer dans une poêle, après quelques minutes il les sert à table. Puis il tend une pierre à son ami.
Celle-ci se trouvait dans le cœur du chamois, certains ont une malformation, une pierre se forme. On la garde, même si on en a laissé échapper une.
Nando regarde la pierre avec étonnement, puis lève la tête vers son ami.
- Alors ce cœur de pierre n’est pas le tien.
Natalina éclate de rire et les deux amis font de même avant de commencer à dîner.
C’est le soir et les étoiles commencent à apparaître. Nando sort son harmonica.
- Il joue toujours de celui-ci, même quand il ne devrait pas. Dolfe dit à sa femme.
- Tu aimes vraiment la musique ? demande la femme.
- Oui, c’est la seule bonne chose que nous ayons inventée. Tu sais, celle-ci m’a été offerte par un vieil alpin suisse, c’est lui qui m’a expliqué ce qu’est la musique.
- Qu’y a-t-il à expliquer ? demande le bourru Dolfe.
L’ami pose son sac à dos sur le banc, y appuie sa tête et étire ses jambes en regardant le ciel étoilé.
Cet alpin ne savait faire que deux choses : se battre et jouer de l’harmonica. Et un jour, il me demande si je sais ce qu’est la musique et je réponds comme vous : qu’y a-t-il à savoir ? Il me demande d’imaginer une grande prairie entourée de collines et au centre des milliers d’hommes qui s’affrontent. Une violente bataille d’épées, d’armures, de boucliers et de sang, tant de sang.
L’odeur de la mort et de la peur envahit chaque particule d’air jusqu’à ce qu’un son s’élève, et à mesure qu’il se rapproche, il devient de plus en plus fort et devient de la musique, de la belle musique. Il me demande de penser à la plus belle mélodie que je connaisse et elle vient lentement et se ramifie à travers la prairie. Elle se répand et le son qui traverse un corps, me dit-il, devrait s’estomper, mais cette musique, au contraire, homme après homme, grandit et devient de plus en plus forte.
Alors tous ces soldats, la peur dans les yeux et la violence dans le cœur, s’arrêtent et écoutent cette musique, la chose la plus en contradiction avec cette violente bataille, et alors les cris, la haine, la peur, tout s’arrête pendant quelques instants. Lentement, cette musique s’estompe, traverse la grande prairie et disparaît. Dans l’air, l’odeur de la mort, de la peur, revient, et les hommes n’ont d’autre choix que de reprendre le combat. C’est ça la musique, m’a dit le vieil alpin.
Dolfe et sa femme ont toujours plaisir à écouter les histoires de ce grand homme aux pieds immenses mais à l’élocution élégante et engageante.
- Maudit Nando. Dolfe commente à voix basse et esquisse un demi-sourire.