Une ligne droite relie Superga à Rivoli. En partie, elle est imaginaire, en partie elle traverse réellement Turin dans l’axe de Corso Francia. Trois sites remarquables de l’histoire de la Maison de Savoie sont ainsi alignés : la ville et le château de Rivoli, Piazza Statuto et Superga.

Chacun de ces lieux apporte un éclairage sur la construction et sur le renforcement de cette dynastie qui a débouché sur la création du Royaume d’Italie. Les chemins de l’histoire furent bien plus tortueux que cette ligne imaginaire. Retraçons-les.

Superga : la basilique du remerciement

A Superga, à 670 mètres d’altitude, dans une position dominante sur Turin et sur l’arc des Alpes, la vue est dégagée. C’est de cette colline, alors que la Basilique n’était pas encore construite que deux membres de la dynastie de Savoie observaient la ville de Turin assiégée par les Français, ce matin du 2 septembre 1706. Victor Amédée II, duc de Savoie et son allié, le Prince Eugène, commandant des forces armées autrichiennes venues en renfort empêcher l’avancée française pendant la Guerre de Succession Espagnole ont dû se dire que la bataille allait être rude.

Est-ce que la citadelle de Turin, dont il ne reste aujourd’hui plus qu’un bastion, siège du Musée National de l’Artillerie allait résister aux assauts français ? Cela semblait tellement difficile que Victor Amédée II s’en remit à la protection de la Vierge Marie, par une promesse. « Si je bats les Français, je construis ici-même un sanctuaire dédié à la Sainte Vierge ». Il savait qu’en perdant cette bataille, les terres de la Maison de Savoie auraient été définitivement acquises aux Français et sa dynastie aurait été rayée de la carte d’Europe.

La battaglia di Torino del 1706, da Mante (1800), public domain Wikimedia Commons

Le 7 septembre 1706, au terme d’une journée intense de combats, les Français de Louis XIV n’eurent d’autre choix que de battre en retraite, et se retirer des terres piémontaises. Cette retraite, suivie d’autres défaites, menèrent à un réaménagement de la carte d’Europe lors du Traité d’Utrecht de 1713. Et le Duc de Savoie devint Roi de Sicile. Titre qu’il garda jusqu’en 1720, lorsqu’une redistribution stratégique des possessions des Habsbourg lui retira une île pour lui en donner une autre : la Sardaigne.

Grâce à cette bataille, le Duc de Savoie devint donc Roi de Sicile en un premier temps, puis Roi de Sardaigne, titre qu’il conserva. Et grâce à cette bataille la Basilique de Superga fut construite. Et c’est justement en Sicile, que le Roi découvrit l’architecte qui bâtit la Basilique et aussi de nombreux autres édifices. Nous parlons de Juvarra.

Juvarra, ce génie sicilien de l’architecture, nouveau sujet du Roi.

C’est en juillet 1714, lors d’une des premières visites du Duc de Savoie et Roi de Sicile, Victor Amédée , que les deux hommes se rencontrèrent. L’entretien se déroula à Messine, là où Filippo Juvarra était né et avait commencé à étudier l’architecture avant de partir à Rome.  Impressionné par les projets d’embellissement de Messine proposés par Juvarra, le Roi l’invita à Turin pour lui confier la reconstruction monumentale de la ville.

C’est ainsi que dès le mois de septembre 1714, l’architecte sicilien se retrouva à la tête de projets célébrant l’importance de la nouvelle maison royale. Ce fut une très bonne pioche car, la Sicile ne resta que sept courtes années dans les mains du Duc de Savoie, avant de repartir d’abord chez les Habsbourg d’Autriche et ensuite chez les Bourbons d’Espagne. Juvarra était donc, né en Sicile sur une terre espagnole. Il allait par un hasard inattendu mourir en Espagne en 1736 alors même qu’il travaillait pour embellir une autre capitale, Madrid.

Agostino Masucci, ritratto di Filippo Juvarra (c) CC BY SA 4_ Sailko Wikimedia Commons

A Turin et dans le Piémont, Juvarra laissa des édifices qui émerveillent aujourd’hui encore les visiteurs par son savant mélange des lignes classiques et de l’exubérance baroque dont il était le principal interprète de son temps.

Juvarra à Turin

Ainsi, sa première œuvre fut la Basilique de Superga, dont les travaux furent commencés en 1717 et s’achevèrent en 1731. C’est Juvarra qui eut l’idée de la placer de façon à être alignée avec le château de Rivoli dans l’axe du Corso Francia, qui venait d’être aménagé. D’ailleurs, c’est encore Juvarra qui entreprit la réhabilitation du château de Rivoli en résidence royale. Les travaux ne furent jamais achevés. D’ailleurs, cet alignement servait également pour le système de signalisation lumineuse, avec des buts également militaires, entre Turin et Chambéry.

Il s’occupa également des églises de la place royale Saint-Charles, de la décoration de l’église de la Sainte Trinité, du clocher de la Cathédrale, de la Villa de la Reine, de la façade et de l’escalier de Palazzo Madama. Il compléta certaines galeries du Palais Royal de Venaria, et de nouvelles salles du Palais Royal de Turin. Juvarra réaménagea tous les bâtiments militaires et proposa un projet pour le nouvel Arsenal. Enfin, parmi ses œuvres majeures, il faut se souvenir de la construction de la résidence de chasse de Stupinigi.

On ne saura jamais ce que serait devenue la Sicile si elle était restée dans les territoires de la Maison de Savoie et de son nouveau Roi. En revanche, on sait que ce même Roi à trouvé en Sicile, en Juvarra, une pépite extraordinaire qui a embelli sa ville !

Rivoli, à l’autre bout de la ligne imaginaire

Château de Rivoli, Museo d’Arte Contemporanea (c) CC BY SA Guilhem Vellut Wikimedia commons

En suivant Corso Francia depuis le centre de Turin, on aboutit dans la belle petite ville de Rivoli. Elle est dominée par un imposant château en briques, à l’architecture en partie inachevée. Ce château eut en effet une histoire très mouvementée. Il a déjà été question dans le paragraphe principal du projet de Juvarra d’en faire une des résidences royales de la Maison de Savoie. Mais le moment le plus important de son histoire se passe en 1569.

Bien avant cette date, au milieu du XIIIème siècle le Comte Amédée IV de Savoie y fit ériger un château. Ensuite, au XIVème siècle Rivoli était restée une des villes dans lesquelles avaient l’habitude de résider les Comtes de Savoie. En effet, au centre-ville de Rivoli, on passe devant une maison à l’allure médiévale : c’est la maison du Comte Vert. Le Comte Vert est le Comte Amédée VI de Savoie.

Celui qui dès 1355 avait réussi à définir avec le Roi de France une frontière avantageuse avec le Dauphiné en étendant son territoire de la Savoie au Piémont. Malgré son surnom, lié à aux habits qu’il aimait porter pendant les tournois, il semblerait que la couleur bleue (azzurro) chère aux italiens et portée par les équipes sportives, ainsi que par les écharpes des officiers de l’armée, provienne de sa décision d’associer cette couleur à la Croix de Savoie lors de son départ pour une croisade en 1366.

Le château de Rivoli devint important

Modello ligneo del castello di Rivoli (c) CC BY SA 3_0 Sailko Wikimedia Commons

Mais c’est au moment du Traité de Cateau-Cambrésis en 1559, qui scellait une défaite de la France devant la coalition des Habsbourg d’Autriche et d’Espagne que le château de Rivoli devint réellement important. En effet, par ces traités, la Maison de Savoie retrouve ses terres perdues depuis 1536 après l’invasion du Roi de France, François Ier et le régnant, le Comte Emmanuel Philibert de Savoie se vit attribuer le titre de Duc de Savoie. Il se dit que Chambéry, alors capitale du Comté de Savoie, était une place difficile à défendre face aux prétentions françaises et décide de déplacer sa capitale à Turin.

Mais le Traité a une clause. Les Français quitteront Turin si le nouveau Duc de Savoie a une descendance. En absence de descendance, le territoire reviendrait par le jeu des successions à la France, puisque Emmanuel-Philibert est marié à Marguerite de France. Entre temps il réside à Rivoli. Enfin en 1562, en Janvier Charles-Emmanuel naquit. La descendance est assurée ; les Français se retirent ; Emmanuel Philibert s’établit au Château de Turin.

Les langues, le français et l’italien

Entre temps, Rivoli est restée associée à une décision très importante. Par l’édit de Rivoli, en 1561, le Duc a établi et confirmé que sur les territoires de Savoie et de la Vallée d’Aoste (qui avait déjà choisi sa langue en 1536) la langue officielle de l’administration, le latin, serait remplacée par le Français, et au Piémont et à Nice par l’Italien. Voilà donc un Etat bilingue qui se met en place de part et d’autre des Alpes.

Presque détruit au début des années 1700 par les Français, reconstruit par la volonté de Victor Amédée II et le génie de Juvarra qui voulait en faire un symbole de la grandeur du nouveau Royaume, il fut ensuite délaissé par les successeurs, vendu à la ville de Rivoli, enfin bombardé pendant la deuxième guerre mondiale.

Restauré entre 1979 et 1984, il abrite depuis un grand musée d’art contemporain dans des salles qui ont conservé leur décoration ancienne, en créant ainsi un contraste et un lien entre l’ancien et le moderne.

Depuis la terrasse au pied du château, la vue sur Turin est magnifique. Au pied de la colline sur laquelle s’est développée la ville de Rivoli on distingue nettement cette longue ligne droite, Corso Francia, qui pénètre dans la zone urbaine de Turin et s’éteint dans le centre-ville, juste en-dessous de la colline surmontée par la Basilique de Superga. Allons parcourir cet axe, Corso Francia.

Corso Francia, le lien entre Rivoli et Superga

Corso Francia a Torino (c) CC BY SA 3_0 Vale Maio Wikimedia Commons

Tracé sur l’ancien itinéraire de la branche de la Via Francigena qui aboutissait à Turin, cet axe a constitué au fil du temps le lien entre Turin, le Val de Suse, et la France. Cet espace entre Rivoli et Turin avait été trop souvent utilisé comme camp retranché des troupes d’envahisseurs – essentiellement les Français. Il était temps de réunir les deux villes historiques par une artère et de développer la ville le long de cet axe. C’était le désir de Victor Amédée II, à la fin de la Bataille de Turin de 1706.

Villa Fenoglio

Ainsi Corso Francia vit le jour dès 1711. Avec ses 11.75 km, il est l’avenue la plus longue d’Italie et semble-t-il d’Europe. Plantée à l’origine d’ormes, remplacés ensuite par des platanes, elle devait avoir une allure princière. Rapidement cet axe attira la noblesse et la haute bourgeoisie qui s’y fit construire de belles demeures. On y retrouve les plus beaux exemples de style Liberty, comme la villa Fenoglio, par exemple, ou néogothiques comme le Palais de la Victoire.

Torino, casa_Fenoglio-Lafleur (c) CC BY SA 3_0 Mister No Wikimedia Commons

Mais l’axe devenant très important, de nombreuses usines virent le jour dans les alentours et un quartier ouvrier fut construit. Par exemple, le quartier Leumann du nom du propriétaire de la filature de coton toute proche. Celui-ci décida que ses ouvriers devaient bénéficier de bonnes conditions de vie autour de l’usine, et il fit construire par Fenoglio, un architecte en vogue au début du XXème siècle, tout un quartier incluant une église et une école en bordure de Corso Francia. Jusqu’à 1000 habitants y étaient hébergés.

En 1871, un petit train alimenté à la vapeur fut mis en service, remplacé en 1814 par un tramway. Aujourd’hui le métro parcourt environ la moitié de l’avenue, jusqu’à Collegno.

Turin vue de Superga, avec l’axe de Corso Francia (c) CC BY SA 4_0 Zairon Wikimedia Commons

Et au cœur de cet axe, il y a Piazza Statuto, à Turin

L’origine de Corso Francia dans Turin, se trouve dans la très symbolique place Piazza Statuto. Le « Statuto » est le nom de la constitution de 1848, qui servit de base à la Constitution du Royaume d’Italie en 1861.

Piazza Statuto est une place importante à Turin. Dernière des places monumentales de Turin voulue par la Maison de Savoie qui voyant des difficultés à ses ambitions de conquérir Rome et d’y déplacer sa capitale, imaginait rester à Turin pour exercer le pouvoir. Le projet prévoyait de beaux édifices et des arcades entourant un grand espace. La capitale fut néanmoins déplacée à Florence avant la fin des travaux et finalement à Rome en 1871.

Cette place présente deux statues particulières. Le premier se trouvait déjà là avant la construction de la place. Il s’agit d’un obélisque géodésique qui servait aux mesures de Giovanni Beccaria au sujet d’un calcul de méridien Une deuxième borne géodésique se trouve à Rivoli à l’extrémité de Corso Francia.

Piazza Statuto a Torino (c) CC BY SA 3_0 Mister No Wikimedia Commons

Le deuxième est la statue qui commémore le percement du tunnel du Fréjus (1871) qui a été érigée en 1879 avec des blocs de pierres provenant de la galerie ferroviaire. Un génie ailé vainqueur de Titans sert d’allégorie à la raison qui domine la force brute.

Mais Piazza Statuto jouit aussi d’une réputation ésotérique. Les statues elles-mêmes prennent d’autres significations pour les passionnés d’occultisme. Turin est une des villes magiques : elle forme le triangle de la magie blanche avec Prague et Lyon, et le triangle de la magie noire avec Londres et San Francisco. Piazza Statuto serait un des sommets de ce dernier, d’autant plus que dans les souterrains de la place, le système d’égouts semble mener vers une des Grottes Alchimiques de Turin, ou plus profondément vers les enfers…

Mais ceci est une autre histoire.

Un alignement d’édifices pour changer l’Histoire

Cet alignement d’édifices semble dans tous les cas avoir eu le pouvoir de changer l’Histoire.

A Rivoli, le tout nouveau Duc de Savoie a patienté avant de réussir à transférer sa capitale de Chambéry à Turin. A Superga, le duc Victor Amédée II a imaginé la victoire des siens qui lui a permis d’obtenir le titre de Roi, et Piazza Statuto porte le nom des éléments d’une constitution dont un nouvel Etat, l’Italie, avec Turin pour capitale, allait s’inspirer quelques années seulement après sa promulgation, pour établir sa propre constitution. Ces trois sites sont bel et bien alignés dans l’axe du Corso Francia.

Pour les visiter, c’est très facile depuis Turin, puisque on peut monter à Superga par un funiculaire, et on atteint Rivoli par le service de transports publics : métro jusqu’à la station Paradiso et ensuite la ligne 36 ou les weekends et jours féries la navette Rivoli Express depuis Piazza Castello et Porta Susa.

À Superga, rappelez-vous également de passer voir le lieu de l’accident d’avion du 4 mai 1949, avec à bord la formidable équipe de football du Torino, un fait gravé dans la mémoire des Turinois et des Italiens.

Tranvia Sassi Superga (c) CC BY SA 3_0 Incola Wikimedia Commons

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Un pied en France, un pied en Italie, depuis mon enfance je traverse les frontières et je me passionne pour la culture alpine et les paysages des Alpes. Je transmets cette passion à travers mon activité de rédacteur et consultant dans le tourisme et l’outdoor. J’ai créé le blog alpaddict.com et j’anime une communauté de plusieurs milliers de passionnés sur les réseaux sociaux associés au blog. Vous me croiserez en montagne, en ville ou dans un musée, mais toujours avec mon appareil photo !

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