En observant les débuts du tourisme dans la Vallée d’Aoste, Caterina Pizzato raconte la découverte en 1892 et les portraits successifs d’une célèbre écrivaine italienne de l’époque, Matilde Serao, qui vivait à Naples. La lecture qui en découle est intéressante, car elle raconte le processus d’appropriation et de connaissance dans l’Italie après l’unification de l’ancien petit duché des États de Savoie, la Vallée d’Aoste.
Il s’agit, entre autres, d’une période difficile, entre la crise économique de la fin du siècle, l’assassinat du roi Umberto en 1901, et le renouveau économique et politique de la première décennie du siècle, dans le giolittisme et l’art nouveau.
Ce n’est pas un hasard si le voyage remonte à 1892 alors que le livre qui en parle ainsi que l’interprétation du voyage ont dû attendre 1908, lorsque le climat général était plus détendu, même à l’égard de la monarchie.
(les citations ont été traduites de l’italien)
L’écrivaine et journaliste Matilde Serao
L’écrivaine et journaliste Matilde Serao, née à Patras en 1856 et ayant vécu à Naples, est la première femme italienne à avoir fondé et dirigé un quotidien, Il Corriere di Roma (1885), expérience qui s’est répétée ensuite avec Il Mattino (1892) et Il Giorno (1903). Au cours de l’été 1892, elle se lance en solitaire à la découverte de la Vallée d’Aoste, aidée par son intérêt pour les attraits de la région et les séjours royaux, et par la suggestion de son cher ami, le librettiste et dramaturge Giuseppe Giacosa, qui la fréquentait déjà, dans un voyage à mi-chemin entre le Grand Tour et le touriste moderne et intrépide.
À l’époque, la Vallée d’Aoste jouit d’une incroyable notoriété, au point qu’elle figurait dans les programmes de voyage des grandes capitales européennes, comme Paris. Dans Lettere d’una viaggiatrice (1908), la journaliste raconte ses impressions sur les conditions des moyens de transport, les hôtels, les attractions de la Vallée d’Aoste et la population, ainsi qu’une analyse historico-anthropologique offrant une vision concrète de ce qu’était le monde alpin à l’époque de la reine Marguerite.
Les lettres n’indiquent que le mois, elles sont délibérément dépourvues de références temporelles afin d’ajouter des détails supplémentaires et des événements importants qui se sont produits au cours des années entre son séjour dans en Vallée d’Aoste et la publication du livre.
A Pont-Saint-Martin
« Rien ne permet de raconter les trois heures de chemin de fer qui séparent Turin de Pont-Saint-Martin. Ou, plus exactement, ils vous répètent monotonement l’abattement humain dans sa forme la plus tourmentée, qui est le voyage en chemin de fer : l’homme pris, poussé brutalement et enfermé dans une cage inconfortable où il est seul et donc abandonné à une solitude furieuse, ou en compagnie ennuyeuse de personnages inconnus et ennuyeux. C’est-à-dire condamné à la chaleur, à l’immobilité, à un vacarme qui l’assourdit, à une poussière qui assèche sa gorge, brûle ses yeux et noircit son visage, condamné à ne rien voir du paysage, donc à s’en désintéresser complètement, damné à être brutalement traîné comme un tronc, comme un cou, et jeté à la gare d’arrivée, avec ses valises » (Matilde Serao, Lettere d’una viaggiatrice, Roma, Elliot, 2018, p.151).
À son arrivée en Vallée d’Aoste, en juillet, la petite gare de Pont-Saint-Martin l’accueille dans un grand silence du soir qui ne lui a peut-être pas permis de voir le Pont romain, dont il n’a jamais été question : le premier hôtel qui l’héberge est le Caval Bianco, une petite maison au toit pentu avec des loggias en bois et des escaliers grinçants, une boîte rustique qui appartient à un hôtelier aimable et affectueux, avec un grand tablier blanc.
Simple, humble, pas servile
« C’est simple, humble, pas servile, en somme. Au deuxième étage, dans la minuscule chambre entièrement occupée par l’immense lit, qui sent le spigonardo [la lavande] les portes se ferment un peu, et pourtant la grande terreur des chambres d’hôtel, cette terreur que tout le monde ressent, le double claquement, n’est pas là, on ne la sent pas. […]
À l’heure dite, l’aubergiste vous appelle à voix basse ; […] la voiture est à vous, vous partez quand vous voulez, en toute liberté […] et quand vous partez, cette aubergiste, qui ne vous a pas écorché du tout, vous donne la main ; son mari vous la donne aussi, et les enfants vous embrassent« , comme pour discréditer le stéréotype répandu des montagnards rudes et sauvages.
Montée à Gressoney
La deuxième étape, après quatre heures de calèche, était un petit hôtel dans le village d’Issime, avec un soupçon de façade d’église avec son Jugement dernier peint à la fresque. Il s’agit de l’Hôtel dei Viaggiatori à Kiamourseyra, également propriété de la famille Squindo qui l’avait accueillie au Caval Bianco à Pont-Saint-Martin.
« Trois heures de train et environ quatre heures de voiture pour atteindre les deux tiers de Gressoney ; le dernier tiers, encore trois heures, se fait au chariot élévateur. Dix heures… et on s’en fout. […] L’heure est longue, mais les vallées se succèdent sans plus se ressembler, tantôt rudes et noires, tantôt grisâtres et caillouteuses, avec de gros blocs tombés dans la plaine, tantôt toutes vertes et fleuries. […] A Issime, en montant à Gressoney, […] les deux mules déjà attelées, l’une pour vous, l’autre pour vos bagages, viennent vous déposer devant la porte. […] Les deux petits muletiers, souriants et tranquilles, se parlent, allemand ou français« . L’auteur fait référence à l’usage du töitschu et du franco-provençal dans ces villages.
Par un chemin d’abord large, puis plus étroit, puis très étroit
Et par un sentier d’abord large, puis plus étroit, puis très étroit, la mule s’élance, d’un pas si doux, si prudent, longeant toujours la rive d’une palme, contournant les ravins les plus redoutables, sans jamais s’égarer d’une ligne. De temps en temps on ferme les yeux : la hauteur où l’on est, l’étroitesse du chemin, le mugissement de la Lys qui se jette dans le précipice, donnent le vertige […].
L’air devient de plus en plus froid, malgré l’heure de l’après-midi […], du Gaby au Ponte di Trento le chemin est étroit comme la paume de la main, très raide : il faut se pencher en avant sur son cheval pour ne pas tomber. […] De temps en temps, accrochée à un rocher, il y a une petite maison et partout on peut boire de l’eau, un soda, une bière, et cela dans un désert où il n’y a pas âme qui vive, où le chemin est à peine tracé. […] Mais ici, après le Ponte di Trento, dans une toute petite maison, trois petits drapeaux tricolores […] la vallée de Gressoney attend la Reine… ».
Comment s’habillait-on à Gressoney-Saint-Jean ?
Aux yeux de Matilde Serao, le village de Gressoney-Saint-Jean, qui comptait à l’époque environ neuf cents habitants (et en 2020, 812 habitants, selon les données de l’ISTAT) apparaissait entouré d’un si beau paysage« qu’aucun mot ne peut rendre, entouré de hauts sommets et de collines et animé par les florides et sveltes Gressonaises avec leurs jupes rouges », décrivant en détail les vêtements de l’époque, bien différents des salons de la ville.
« Ici, il fait froid, très froid, comme à la fin de l’automne dans les pays méridionaux […] et la dame la plus élégante ne peut porter que de la laine grise ou noire et toute son élégance se manifeste dans quelques grands manteaux à capuchon, véritable ressource alpine contre le froid et le vent […] ici disparaissent les petits chapeaux délicats et délicieux et les grands chapeaux charmants et séduisants : un voile serré sur la tête et autour du cou ou un mouchoir de soie mis à la mode gressonne, […] et de bonnes chaussures à semelles solides.
Ainsi, les anciens clients de la vallée, ceux qui venaient ici depuis des années, comme la reine Marguerite, adoptèrent immédiatement le costume gressonais, qu’ils faisaient confectionner par un tailleur local excentrique, Doucet, avec des jupes rouges et des vestes noires.
Les hommes ont besoin de vêtements lourds, de grandes capes, de chapeaux de feutre mou, de chaussures rudes et de grosses chaussettes. Ah… la montagne est rude, elle est simple, elle est forte, la montagne est austère : elle rejette tous les agréments gracieux et exquis de la plaine« .
Les chercheurs en santé viennent ici
À Gressoney, elle a séjourné à la Pension Delapierre, et a également mentionné le petit Hôtel Monte Rosa et la villa Peccoz qui a accueilli la reine jusqu’en 1904, lorsque son château du Belvédère a été achevé.
« Les gens qui aiment le grand confort, les rues larges, les hôtels à l’anglaise ou à la suisse, les salles de lecture garnies de tous les journaux du monde, ne viennent pas à Gressoney. Seuls les chercheurs de santé et de paix montent ici, ils apportent beaucoup de livres, beaucoup de papier pour écrire, et surtout le désir de dormir beaucoup, de se coucher très tôt, de rentrer chargés de fleurs alpines, fatigués, […] trouvant le déjeuner savoureux et le lit délicieux« .
L’autrice décrit ainsi les habitudes des vacanciers : longues promenades à pied ou à cheval, alpinisme, lecture, correspondance et rencontres diverses avec des amis, marquées par de longues conversations autour d’un bon verre de genepì ou d’une liqueur à base d’erba iva, l’achillée musquée.
Dans le Val d’Ayas et en Valtournenche
Outre la vallée du Lys, la journaliste napolitaine explore également la vallée de Challant (Val d’Ayas), attirée par les trois manoirs médiévaux qui jalonnent son parcours, le château d’Issogne, la forteresse de Verrès et le château de Graines à Brusson.
À Ayas, elle s’est arrêtée à l’Osteria de l’Ours, tenue par l’étrange Rolandino, qui lui a fait goûter la nourriture alpine la plus frugale et la plus savoureuse, composée d’œufs, de beurre, de saucisson et de miel, puis elle a passé la nuit dans la paroisse, en tant qu’invitée du curé, puisqu’il n’y avait pas d’hôtels.
Elle s’est également aventuré dans le Valtournenche pour voir pyramide de roches et de glace du Cervin, conquise par Edward Whymper en 1865, où elle a découvert la gorge de Busserailles, creusée par le torrent Marmore. Une véritable attraction à l’époque, où la famille Maquignaz avait construit une scène en bois à côté de la paroi pour éprouver le frisson de se confronter au vide et de défier la peur.
Les assoiffés et les affamés de la vie
A bord du chariot élévateur qui se rendait au Breuil, au pied de la montagne, il éprouva« l’impression parfaite et rare à laquelle aspirent tous les assoiffés et les affamés de la vie, parce qu’ils savent que pour elle, leur vie aura une heure où toute sa puissance sera centuplée et que pour elle, un souvenir ineffaçable fera toujours vibrer l’âme. […]
Le mortel fascinateur est là devant vous, de la base au sommet, tout entier dans sa masse immense, en immenses échelons de rochers superposés à d’immenses glaciers […] si terrifiant et si séduisant qu’il vous est impossible d’y résister, alors que vous baissez les yeux et que vous vous efforcez d’empêcher vos poignets de trembler !
L’Hôtel du Mont Cervin à Giomein, construit à 2 200 mètres d’altitude, accueillait également une légion frénétique d’alpinistes prêts à gravir le Cervin, témoignant du développement croissant des sports de montagne.
Courmayeur
En août, son voyage se poursuit à Courmayeur, si belle et si fraîche devant les glaces éternelles de son majestueux Mont Blanc, où elle rencontre le guide de montagne Michel Petigax, qui accompagna en 1900 le duc des Abruzzes, Louis-Amédée de Savoie-Aoste, un habitué de la localité, lors de sa célèbre expédition. Elle raconte également l’ascension des Demoiselles anglaises, un ensemble de flèches du massif du Mont-Blanc ressemblant à un redoutable trident, lors de la conquête, durant l’été 1901, de la Punta Jolanda (3 593 m), nommée ainsi en l’honneur de la fille aînée de Victor-Emmanuel III et d’Hélène de Savoie, née le 1er juin.
L’autrice décrit également son retour de l’ascension« par la voie blanche qui, du glacier de la Brenva, passe par Entrèves, en contournant le Mont de la Saixe, près du pont de bois sous lequel la rivière Dore écume de façon tonitruante et blanche, […] d’un pas élastique et ferme, en suivant le chemin de la Dore d’un pas élastique et ferme, le visage rougi par le soleil alpin et le gel nocturne des grandes hauteurs, sous son grand chapeau de feutre, taciturne, tranquille, […] comme s’il revenait d’une petite promenade dans les bois« , tandis que les habitants, dispersés dans les ruelles, la saluaient avec des pétards comme lors d’une entrée triomphale.
Notre-Dame-de-la-Guérison
Matilde Serao se renda également au sanctuaire alpin de Notre-Dame-de-la-Guérison, perché au bord d’un haut précipice à 1 440 mètres dans la vallée de l’Allée Blanche, l’actuel Val Veny. « Notre-Dame-de-la-Guérison a été reconstruite sept fois, car en hiver elle est constamment menacée par les éboulements et les avalanches. En été, les chemins étant à peine accessibles, on y dit la messe tous les dimanches, à heure fixe, que de nombreuses personnes pieuses viennent entendre, de très loin, mais seulement pendant trois mois« .
Comme aujourd’hui, en 1892, les murs du sanctuaire abritaient de nombreux ex-voto de graciés : l’autrice raconte que le duc des Abruzzes y fit dire une messe de requiem pour l’âme de Felice Ollier, le guide de montagne de Courmayeur qui perdit la vie à seulement trente ans lors de l’expédition au Pôle Nord, à qui il dédia également le monument de la place de l’Abbé Henry devant l’église paroissiale de Saint-Pantaléon.
Sur le monument représentant un chien avec un traîneau, on peut lire: « A Felice Ollier, guide de montagne, disparu sur les glaces de l’Océan Arctique lors de l’expédition en traîneau au Pôle Nord. Mars 1900. Louis de Savoie« . Le cadran solaire sur le mur de la Maison Guédoz, créé en 1920 par le célèbre gnomoniste génois, le capitaine Enrico Alberto D’Albertis, et restauré en 2017, est également dédié au guide disparu. Le cadran porte des vers dédiés à l’expédition :« Mesta Custode Je marque les heures par la Sainte Croix qui me rappelle valdostana guida il gran valore. Glaces polaires, ardeurs tropicales, tu as tout essayé, fier peuple alpin, même la fureur barbare de la guerre« . Les guides de Courmayeur accompagnèrent le duc des Abruzzes dans ses expéditions, y compris dans les montagnes africaines.
Matilde Serao au col du Petit-Saint-Bernard
L’avant-dernière étape de son voyage est le Petit-Saint-Bernard, où elle séjourna à 2 200 mètres d’altitude à l’hospice fondé en 1039 par saint Bernard de Menton et dirigé par l’abbé Pierre Chanoux au nom de l’Ordre mauricien, à cinq heures de Courmayeur.
« L’itinéraire est vraiment excellent car il est constamment parcouru par des voitures, des charrettes, des voyageurs, des alpinistes, des cyclistes et même des automobilistes. On traverse la délicieuse vallée de La Thuile, chère à la mémoire de tous ceux qui l’ont parcourue une fois, si pittoresque, ombragée, fraîche, avec à l’horizon le glacier blanc du Ruitor. […] Un grand silence nous entoure, rompu seulement par les grelots des chevaux qui nous transportent et tintent […] ; au cri argenté, de l’hospice, le long de la rude route extérieure, des grands chiens Saint-Bernard […] : nous sommes des touristes placides et curieux, rien d’autre, et pourtant nous regardons ces chiens avec tendresse, en pensant au nombre d’existences humaines […] auxquelles ils ont donné le salut de la vie« .
Tous les voyageurs étaient accueillis, nourris et logés gratuitement pour une durée maximale de trois nuits, tandis que les personnes riches venant en calèche devaient payer un forfait de 2,50 lires pour le petit-déjeuner et le déjeuner composés de viande fraîche, de lait, d’œufs, de thé, de biscuits anglais, de chocolat, de fruits et de pain frais.
« Les chambres du deuxième étage, qui sont les meilleures, valent plus pour leur propreté que celles de nombreux hôtels, et il y a une petite bibliothèque et la chapelle ; en bref, il y a tout un petit monde dans cette haute solitude« . Selon Matilde Serao, le petit-Saint-Bernard accueillait chaque année entre douze et quinze mille personnes, de la mi-juillet à la mi-septembre.
Retour à la maison en septembre
Le séjour de la journaliste en Vallée d’Aoste s’achève en septembre dans la confortable et décente gare d’Aoste, inaugurée en 1886, pour rentrer chez elle, en s’attardant sur les conditions de voyage dans les trains de l’époque. Le voyageur était porté comme un paquet de viande et de chiffons, ne voyant et ne comprenant rien, arrivant à la gare d’arrivée stupéfait et épuisé par la torture ferroviaire, agaçant jusqu’à l’épuisement nerveux et ennuyeux à en pleurer.
Matilde Serao a quitté la Vallée d’Aoste en proie à une secrète nostalgie.
Crédits
(partiellement tiré de L’apport de la Famille Royale au développement touristique
de la Vallée d’Aoste du Moyen-Âge à 1946, mémoire de maîtrise à l’Université de la Vallée d’Aoste, année 2021, avec l’aimable autorisation de Caterina Pizzato. Nous avons ajouté les titres des paragraphes, l’en-tête, quelques ajustements mineurs pour la lecture et les caractères gras. Quelques notes d’intérêt sont insérées sous forme de gravures. Les images sont de la rédaction de Nos Alpes).
Matilde Serao a également fait l’objet d’un livre de Chantal Vuillermoz, publié peu après, en 2023, Alla montagna debbo ritornare. Donna Matilde Serao, en vacances en Vallée d’Aoste durant l’été 1892 (Typographie Valdôtaine).
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