Un week-end long, ou au moins quelques jours de visite de la Saline royale d’Arc-en-Senans, est un bon choix. La Saline vaut vraiment la peine d’être vue, elle est riche d’enseignements, elle est imposante et d’un grand intérêt paysager et architectural.

Et puis, pour un moment de répit, au printemps ou à l’automne, il y a tout un monde à découvrir dans les environs : Baume-les-Messieurs, une abbaye en contrebas d’un plan apparemment continu, où le temps et l’environnement se sont arrêtés ; les villages du Jura, avec leurs paysages et leurs activités ; les petits thermes calmes de Salins-les-Bains, où l’on peut se confondre à ceux qui habitent ici.

Un morceau d’histoire française et européenne

La Saline royale d’Arc-en-Senans est un morceau de l’histoire de la France et de l’Europe, dans l’essor industriel du XVIIIe siècle, des Lumières. Dans le bâtiment et sa structure, dans son fonctionnement, se lit toute la volonté de dominer la nature par la technique, de faire fonctionner les choses par l’habileté humaine. On peut y lire la conscience technique et culturelle de l’homme à l’époque moderne, au début de l’ère industrielle.

Les musées, avec leurs explications sur l’architecture du XVIIIe siècle, sont beaux et clairs. Si abstraite et régulière dans sa forme, elle exprime une vision du monde, avec au centre l’imposante Maison du Directeur, un monde de production ordonné et une amélioration des conditions de vie des ouvriers. On y voit aussi un homme nouveau, que l’on retrouvera dans le XIXe siècle positiviste.

Mais y arriver est déjà une leçon. La structure est un demi-cercle, alors que l’architecte avait envisagé un cercle, cherchant encore l’harmonie abstraite de la géométrie par rapport au désordre de la nature. L’impact visuel est intéressant, tout comme le fait de le voir de l’intérieur.

Entre 1775 et 1779, la Saline royale d’Arc-et-Senans

La Saline royale d’Arc-et-Senans, située entre Besançon et Dole, dans le département du Doubs (près du Jura) représente ainsi l’un des projets les plus intéressants de l’architecture des Lumières. Conçue par Claude-Nicolas Ledoux, elle exprime l ‘idée d’une industrie rationnelle, efficace et socialement organisée.

Le complexe, construit entre 1775 et 1779, produisait du sel à partir de l’eau salée extraite des roches de Salins-les-Bains, à plus de vingt kilomètres de là. Le sel était stratégique, soumis à l’impôt, et le contrôle central est un enjeu politique autant qu’économique.

Dans le Jura, la production se faisait jusqu’alors dans les bâtiments de Salins-les-Bains. Le système nécessitait d’énormes quantités de bois, qu’on ne trouvait plus sur place, et les chaudières fonctionnaient en permanence. L’administration royale décida de construire une nouvelle usine.

Le site d’Arc-et-Senans fut choisi en raison de sa proximité avec la forêt de Chaux, l’une des plus grandes forêts de France. Cependant, l’eau salée devait être transportée depuis Salins-les-Bains.

Le projet de ville circulaire de Ledoux à Arc-en-Senans (c) Public Domain Wikimedia Commons

Claude-Nicolas Ledoux et la ville idéale du XVIIIe siècle

La tâche fut confiée à Claude-Nicolas Ledoux, reconnu comme un innovateur. Il construit un complexe semi-circulaire dans lequel s’intègrent des fonctions de production, de logistique et de sociabilité. C’etait une utopie architecturale, la construction d’une cité du travail.

Le demi-cercle, orienté selon un axe vertical, reflétait la hiérarchie. Au centre, la Maison du Directeur, d’où l’on pouvait tout observer. Autour d’elle, symétriquement, se trouvent les halles de production, les entrepôts, les ateliers et les logements des ouvriers. Chaque bâtiment est relié aux autres par des arcades et des cours. La monumentalité de l’ensemble – colonnes doriques, tympans, élévations en pierre blanche – communique la dignité du travail industriel, selon les valeurs de l’époque. Elle a dû coûter une fortune.

La Maison du Directeur, Saline Royale d’Arc-et-Senans (c) CC BY SA 4_0 Zairon Wikimedia commons

Pour permettre la production de sel à Arc-et-Senans, un saumoduc, canalisation en bois de 21 kilomètres de long, a été construit. Elle n’était pas rectiligne : suivait la pente naturelle du terrain et permettait à l’eau salée de s’écouler de Salins-les-Bains à la Saline royale.

En cours de route, l’eau salée était partiellement concentrée au moyen de bâtiments de graduation, de grandes structures en bois sur lesquelles l’eau coulait pour augmenter la concentration en sel avant la phase finale d’évaporation. Cela permettait de réduire la consommation de bois dans la phase suivante. Dans le musée et dans l’installation, on vous expliquera tout, et ce sera un plaisir de voir et d’entendre.

Une œuvre trop grande et trop tardive

La Salines royales est aussi un beau cas de transformation historique. En quelques décennies, le sel tiré de l’eau des roches était devenu une chose dépassée. Avec l’amélioration des transports qui a suivi la révolution industrielle, il était facile d’importer le sel de la mer, moins cher et en plus grande quantité. En outre, dès le début, la taille de l’ouvrage était disproportionnée par rapport à son fonctionnement et les coûts ont rapidement représenté un fardeau. L’entretien du saumoduc et la dépendance à l’égard du bois de la forêt de Chaux (également au détriment d’autres utilisations et des habitants) sont vite devenus économiquement insoutenables.

Après un siècle d’activité, dans un équilibre économique toujours difficile et en conflit avec les habitants, la Saline Royale cesse la production en 1895.

Une longue période de dégradation commence alors. Le complexe est exposé aux intempéries et à l’érosion, une grande partie des matériaux est emportée. Certaines structures s’effondrent ou sont démantelées. En 1918, la foudre frappa la chapelle intérieure, provoquant un incendie qui détruisit son toit en bois. Les toits d’autres pavillons s’effondrèrent. Certaines décorations ont été enlevées ou vendues, il y avait des écuries et des abris pour les animaux, ainsi que des salles de stockage.

Dans les années 1920, après ces désastres, quelques savants, dont l’architecte Auguste Perret, commencèrent à souligner la valeur architecturale du site et à promouvoir son classement en tant que monument historique. Celui-ci lui fut accordé, en partie seulement, en 1926.

La Seconde Guerre mondiale

Pendant la Seconde Guerre mondiale, la Saline fut réquisitionnée et utilisée à diverses fins militaires et civiles. En 1938, après la guerre civile espagnole, le site a accueilli temporairement des réfugiés républicains qui avaient fui le régime franquiste.

Il s’agit d’une nouvelle utilisation, dont les conséquences furent dramatiques. À partir de 1941, sous l’administration de Vichy et des autorités allemandes, le complexe fut transformé en centre d’internement pour les populations nomades, notamment les familles roms. Ces camps, appelés « camps de nomades », furent installés dans différentes régions de la France occupée, et Salina devient l’un des principaux en Franche-Comté.

Les conditions de vie y étaient désastreuses : les bâtiments, déjà dégradés, n’étaient pas équipés pour accueillir des personnes pendant de longues périodes. Le chauffage, l’hygiène et la nourriture manquèrent. Les personnes internées – des familles entières avec des enfants – ont vécu dans un état de surveillance, d’exposition aux maladies et de privations sévères.

En 1943, le camp fut fermé et les personnes transférées : plusieurs furent déportées en Allemagne. Cet épisode, resté au plus profond de la mémoire collective locale, fait aujourd’hui l’objet de recherches historiques et d’un travail de mémoire. Un panneau dans la Saline rappelle les victimes de l’internement et le replace dans le contexte des persécutions pendant la guerre.

C’est aussi à cause de cette mauvaise image que la Salina a dû être oubliée. Après la Libération, elle s’est encore plus dégradée, oscillant entre la démolition, l’oubli et l’hostilité.

La renaissance : protection, restauration et nouveau rôle public

Avec la reprise économique, les Trente Glorieuses, un nouveau regard s’imposa. En 1960 , le Département du Doubs rachèta l’ensemble et lança une campagne de restauration. L’objectif était de restaurer la structure sans effacer les traces du temps. Les toitures furent reconstruites, les murs consolidés, les décors en pierre restaurés et certains éléments architecturaux perdus furent retrouvés. La structure était énorme et les coûts des interventions furent été gérés au fil des ans.

Arc-et-Senans les espaces récupérés aux Salines royales (c) CC BY SA 4_0 Christophe Finot Wikimedia Commons

Avec l’ouverture au public, l’Institut Claude-Nicolas Ledoux fut créé en 1973 comme centre de gestion et de culture : il lança des activités muséales, pédagogiques et de recherche, pensant la Saline comme un centre d’étude de l’urbanisme et de l’architecture utopique. L’œuvre de Ledoux fut progressivement redécouverte.

En 1982, la Saline royale devint un site de l’Unesco. C’est l’un des premiers cas de patrimoine industriel reconnu comme bien culturel mondial. Financements, projets européens, résidences artistiques et tourisme culturel ont suivi.

En 2009, le site fut valorisé avec l’extension de la reconnaissance Unesco à la Grande Saline de Salins-les-Bains, c’est-à-dire non seulement le bâtiment industriel mais l’ensemble du complexe, du puits de sel à la cristallisation finale. Enfin, en 2022, le second demi-cercle prend également vie.

Un site culturel vivant : musées, hôtel et paysage

La Saline Royale que nous avons visitée est ouverte toute l’année. Le musée Ledoux est d’un grand intérêt. Il présente des maquettes, des croquis et des modèles des œuvres de l’architecte, y compris ses visions utopiques de l’architecture fonctionnelle et symbolique. C’est un excellent endroit pour comprendre le XVIIIe siècle et sa vision du monde de l’homme par rapport à la nature.

Pour aller plus loin dans la compréhension du lieu, une partie de l’exposition raconte l’histoire de la production du sel, les techniques, la gestion de la gabelle et le rôle économique du sel dans la France pré-révolutionnaire.

Musée d’architecture Ledoux aux Salines Royales (c) CC BY-SA Arnaud 25 Wikimedia Commons

Plusieurs bâtiments ont été restaurés pour accueillir des expositions temporaires ou des installations artistiques. Un hôtel est installé dans la structure historique, dans des chambres à la géométrie et aux matériaux d’origine, avec vue sur les cours et le paysage.

Le Cercle immense

Ledoux avait imaginé son œuvre circulaire, il a dû se contenter d’un demi-cercle, sur lequel beaucoup de moyens ont cependant été dépensés. En 2022, Le Cercle immense est achevé, créant le second demi-cercle comme un grand jardin thématique, toujours inspiré de l’urbanisme du XVIIIe siècle de Ledoux.

C’est un lieu d’expérimentation et de démonstration : on y trouve des écosystèmes, des jardins, des collections botaniques et des paysages imaginaires. Une promenade qui est un moment d’enchantement.

Ensuite, là où l’eau était évaporée à chaud pour récupérer le sel, des espaces événementiels ont été créés. Dans l’un d’eux, le Centre de Lumières, inauguré en 2023, sont accueillis chaque année des projections et des récits visuels racontant l’histoire des sites patrimoniaux de l’Unesco à travers le monde. Des images défilent sur de grandes surfaces, il y a des panneaux visuels, des sons : l’effet est d’impact et offre le sentiment d’habiter non pas l’Europe, mais le monde.

Au-delà de la Saline Royale, les thermes et Les Messieurs

Même si vous ne passez pas la nuit à l’hôtel de la Saline, il est agréable de vivre quelques jours de plus dans la région. On peut aussi y venir juste pour voir l’abbaye de Baume-les-Messieurs, qui étaient des prêtres, mais comme ils s’intéressaient quand même aux choses du monde, ils ont fini par prendre le nom de Messieurs.

Au fond de la vallée, nichée sous la plaine qui la surplombe (l’effet est très beau et impressionnant), se trouvent des grottes. Elles étaient très prisées à la Belle époque (on peut en voir les vestiges et les styles), et valent toujours la peine d’être visitées.

Ensuite, dans les environs, on peut aller jusqu’à Salins-les-Bains, d’où avait son origine le saumoduc. Dans le village, on trouve plusieurs bâtiments industriels de l’époque dédiés au sel, mais dans les thermes, petits et faciles, il est agréable de se mêler aux habitants, qui les fréquentent habituellement.

Les thermes de Salins-les-Bains (c) Nos Alpes

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Directeur de Nos Alpes, journaliste. Il a collaboré avec des magazines et des journaux italiens, de Il Mulino à Limes, de Formiche à Start Magazine.

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