Hugues Moussy nous emmène à la découverte d’un projet visionnaire d’un canal dans les Alpes, pour relier le Rhin à la Méditerranée.

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En 1886, Jules Verne publie Robur le Conquérant. Son héros, un savant visionnaire, défie les lois de la pesanteur pour s’élancer dans le ciel à bord de son aéronef à hélices, l’Albatros. Verne donne, dans ce livre comme dans l’ensemble de son œuvre, une forme poétique à la nouvelle foi de ce siècle finissant : celle d’un monde tout entier livré à la puissance du génie technicien, celle d’un monde que la technique relierait sans limite, abolissant les anciennes frontières du possible.

Quelques années plus tard, dans le silence des vallées alpines, un ingénieur helvético-italien, Pietro Caminada, reprend à sa manière le flambeau de ce rêve. Là où Robur imaginait un aéronef plus lourd que l’air, Caminada imaginait les eaux des Alpes remontant leurs cours.

Là où Verne imaginait la conquête du ciel, Caminada rêvait de renverser la gravité, tant physique qu’historique : faire passer des bateaux par-dessus les Alpes, relier la Méditerranée au Rhin, unir les peuples par un canal transalpin franchissant le Splügen Pass, entre Grisons et Lombardie.

Pour Verne comme pour Caminada, tout semble alors possible. C’est l’air du temps. Le canal de Suez a transformé la carte du monde, celui de Panama est en construction et les ingénieurs européens rivalisent d’audace. Car un canal n’est pas seulement un ouvrage d’art : c’est un symbole politique et moral, un instrument de commerce, de circulation et de paix. Caminada s’inscrit dans cet esprit.

Pietro Caminada (c) Public domain, Wikimedia Commons

Son projet, présenté à Zurich puis à Milan

Il imagine un réseau où les fleuves et les peuples communiqueraient, où les Alpes cesseraient d’être une barrière pour devenir un trait d’union entre le Nord et le Sud de l’Europe. Son projet, présenté à Zurich puis à Milan, et aussi au roit italien Victor Emmanuel III en 1907, décrit avec précision un système d’écluses, de galeries et même d’ascenseurs capables de hisser des péniches jusqu’à plus de deux mille mètres d’altitude.

Les plans détaillent des tunnels creusés sous les cols, des réservoirs de régulation, des dispositifs de pompage et la perspective de barrages hydroélectriques alimentant l’ensemble. Pour lui, l’eau, utilisée comme force motrice, pouvait vaincre la montagne — comme si la nature se faisait complice du progrès humain.

Mais la montagne, elle, ne se laisse pas dompter si facilement. La hauteur, le gel, la neige et les avalanches font du Splügen un enfer logistique. Les coûts sont astronomiques, les matériaux introuvables, les conditions climatiques impitoyables. Et surtout, un autre progrès s’impose au même moment : le rail. Le tunnel du Saint-Gothard vient d’être inauguré en 1882, celui du Simplon est en projet. Les trains, plus rapides et moins chers, sont l’avenir : rien ne peut rivaliser avec eux.

Le rêve de Caminada s’efface dans le grondement des locomotives. Le canal du Splügen restera une chimère — la relique, tout à la fois romantique et positiviste, de cette croyance naïve en la toute-puissance de la raison mécanique.

Le projet n’était pourtant pas absurde. Il était à sa manière visionnaire. Au-delà de la prouesse technique, Caminada exprimait quelque chose de plus profond : la conviction que l’eau pouvait unir ce que l’histoire avait séparé. Relier les bassins du Rhin, du Pô et du Danube, c’était imaginer une Europe mobile et ouverte avant la lettre, une géographie continue plutôt que morcelée.

Pietro Caminada, Canali di Montagna, 1907

Les vallées s’enchaînent comme les phrases d’une même langue

Dans ses croquis, qu’on peut voir dans son livret de 1907, Canaux de montagne, les vallées s’enchaînent comme les phrases d’une même langue ; les écluses deviennent des ponts entre les cultures. C’est toute une philosophie du lien qui se dessine là, entre ingénierie et imaginaire. Caminada n’était pas seulement un ingénieur ; il était, à sa façon, un humaniste. Le canal du Splügen ne parlait pas seulement de génie hydraulique et mécanique : il parlait d’Europe.

À l’heure où nous redécouvrons la valeur des voies d’eau, lentes, propres, durables, ce projet oublié trouve une résonance inattendue. Il incarne une autre possibilité de la modernité. Caminada n’a certes pas vaincu les Alpes, mais, à l’heure de la crise écologique, son projet chemine à petits pas dans notre imaginaire d’Européens soucieux de réinventer notre continent dans le respect plus que jamais nécessaire de l’environnement.

Les péniches n’ont jamais franchi le Splügen ; mais les idées, elles, continuent de circuler. Entre les vallées italiennes et suisses, entre le Nord et le Sud, subsiste un rêve tranquille qui a la force d’un torrent : que l’Europe, un jour, devienne ce qu’un ingénieur du XIXᵉ siècle avait déjà pressenti — un vaste bassin de vie.

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Hugues Moussy, ancien élève de l’École normale supérieure (Ulm), agrégé et docteur en histoire, est président de l’association Mémoires d’écluses.

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