Pour son grand intérêt pour Nos Alpes, nous republions, avec aimable autorisation, l’article de Joseph-Gabriel Rivolin, L’épopée burgonde. une exposition au château d’Annecy, paru sur Le Flambò – Le Flambeau n°3 / 2025, qui met en relation la Haute-Savoie, la Vallée d’Aoste et un moment de l’histoire européenne.
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La Vallée d’Aoste faisait-elle partie, à l’aube du Moyen Âge, du Royaume des Burgondes ? Les chroniqueurs et les historiens du passé se sont posé la question.
Au XVIIe siècle, Roland Viot croyait que « les Goths et Lombards en tiendront long temps la principaulté », tandis que Jean-Claude Mochet affirmait que lors de la guerre entre Théodoric, roi des Ostrogoths, et le roi des Burgondes Gondebaud, celui-ci se rendit maître « ensemble de touttes les provinces alpinoises et transmontanes, particulierement de celle d’Aouste »[1].
Au siècle suivant, Jean-Baptiste de Tillier était certain que les Burgondes avaient étendu les limites de leur royaume « sur la fin du cinquieme siecle jusques au dela des Alpes et pres des rivieres du Pô et du Thesin, de manière que la vallée d’Aôste se trouva enclavée dans leur domaine »[2]. Dans son Histoire de l’Église d’Aoste, Mgr Joseph-Auguste Duc écrivait à son tour, en 1901, que lors des invasions germaniques « ce furent les Burgondes ou Bourguignons, les plus humains des Barbares, qui vinrent s’établir dans la Vallée »[3].
De même, Carlo Patrucco affirma que « la valle di Aosta formava parte della provincia delle Alpes Graiæ et Penninæ, riunita alla prefettura delle Gallie, conservandosi tale, almeno di nome, fino alla caduta dell’impero romano d’Occidente ; in realtà, fino all’invasione dei Burgundi, che la strapparono all’obbedienza diretta dell’Imperatore » (La vallée d’Aoste faisait partie de la province des Alpes Graiæ et Penninæ, rattachée à la préfecture des Gaules, et conserva ce statut, du moins en nom, jusqu’à la chute de l’Empire romain d’Occident ; en réalité, jusqu’à l’invasion des Burgondes, qui la soustrayaient à l’obéissance directe de l’Empereur) .[4].
Deux lettres du roi Théodoric, le toponyme Allinges
Deux lettres du roi Théodoric, des années 507-518, font état d’une situation d’instabilité politique et militaire dans la Vallée d’Aoste, qui se trouvait à la frontière entre son royaume et celui des Burgondes : l’une concerne le renforcement de la garnison des clausuræ Augustanæ (qu’on identifie avec la place forte de Bard), l’autre une accusation de trahison touchant l’évêque d’Aoste[5].
Le toponyme Allinges, d’origine burgonde, attribué à un lieu-dit dans l’actuelle Commune de Gressan (appelé aujourd’hui La Borettaz) et à une maison forte au centre d’Aoste, suggère la probabilité d’une installation durable des Burgondes en concurrence avec les Goths au début du VIe siècle ; peut-être à partir d’une expédition dans l’Italie du Nord attestée dans les années 489-490, ou plus probablement lors du conflit qui opposa le royaume ostrogoth de Théodoric, allié des Wisigoths, aux Francs alliés des Burgondes, de 507 à 513, comme le pensait Mochet.
L’épopée burgonde, une exposition à Annecy
L’archéologie pourra peut-être donner des réponses plus sûres à ce sujet. Dans l’attente, si on veut mieux connaître les Burgondes, qui ont traversé l’histoire sans trop de clameur, on peut se rapporter au catalogue d’une intéressante exposition, L’épopée burgonde. Naissance du Moyen Âge en Haute-Savoie, fondée principalement sur les découvertes archéologiques effectuées sur place.
Aménagée dans le prestigieux cadre du château d’Annecy, elle s’est déroulée du 6 juin au 31 octobre de cette année 2025[6].
Basée sur les fouilles de la nécropole d’Annecy, l’exposition (réalisée par les Musées d’Annecy en partenariat avec l’Inrap – Institut National de Recherches Archéologiques Préventives) présentait la migration et l’installation des Burgondes en Haute-Savoie.
Plus de 300 objets (bijoux, accessoires vestimentaires, armes, objets de la vie quotidienne), prêtés par 19 musées et autres institutions culturelles, illustraient le dynamisme de leur royaume et ses interactions avec les autres puissances européennes, en particulier les Romains et les Francs.
La migration en Sapaudia
L’effondrement, en 436-437, du premier royaume burgonde, qui s’était formé dans la région rhénane entre Mayence et Worms, et l’exil des survivants sont connus grâce à des sources tardives ou épiques comme le Chant des Nibelungen (épopée médiévale en allemand, composée au XIIIe siècle) et les sagas islandaises de l’Edda, qui témoignent des rapports de ce royaume avec les puissances voisines : l’Empire romain et les Huns.
La nécropole d’Annecy a restitué des objets germaniques et a révélé des pratiques comme la déformation crânienne artificielle, confirmant l’installation de Burgondes en Haute-Savoie au milieu du Ve siècle, accueillis par l’Empire romain. En 443, la région de la Sapaudia, entre le Rhin et le Rhône, avec Genève comme capitale, fut attribuée aux Burgondes pour être partagée avec les autochtones.
L’exposition présentait les arguments archéologiques qui mettent en évidence cette migration et l’intégration des Burgondes à la société romaine, ainsi que l’importance de leur royaume dans le paysage politique du début du Moyen Âge. Cette installation faisait partie d’une stratégie de défense pour sécuriser les frontières de l’Empire romain face aux Alamans.
À Annecy, les Burgondes ne s’installèrent pas sur une terre déserte, car le vicus de Boutae était encore occupé, bien que dégradé. Les fouilles montrent que la nécropole se trouvait dans un ancien quartier romain abandonné. L’intégration des Burgondes à la population romaine est aussi observée ailleurs en Sapaudia, comme à Briord (Ain). Les tombes d’Annecy révèlent également des remplois lapidaires, qui pouvaient avoir des raisons pratiques mais aussi symboliques, comme afficher son intégration à la culture romaine ou par superstition.
Le second royaume burgonde
En 451, les Burgondes combattirent avec les Romains contre les Huns à la bataille des Champs Catalauniques (aujourd’hui Châlons-en-Champagne, près de Troyes), ce qui indique leur redressement démographique et militaire. La chute de Rome favorisa l’expansion de leur nouveau royaume qui allait de Langres à Avignon et possédait deux villes importantes : Lyon et Genève.
Des sépultures, à Annecy et ailleurs, témoignent de cette période ascendante ; certaines tombes abritent une aristocratie locale, dont les accessoires vestimentaires et la parure en matériaux précieux (or, argent, grenat) illustrent la richesse et le statut social, contrastant avec la majorité des tombes dépourvues d’objets.
Pour faciliter l’intégration des Burgondes et la cohabitation avec leurs hôtes de tradition romaine, le roi Gondebaud mit en place la « loi Gombette » (Lex Gundobada ou Lex Burgundionum). Ce texte établit un cadre juridique pour les questions sociales, foncières, économiques et criminelles qui s’appliqueait aux Burgondes et aux relations qu’ils entretenaient avec les Romains.
Vers 505, le roi Sigismond abandonna l’arianisme pour se convertir au catholicisme. Son règne fut marqué par la construction d’églises et de monastères, comme l’abbaye de Saint-Maurice d’Agaune. En Haute-Savoie, cette période se caractérisa par l’apparition de plusieurs édifices de culte, mais aucune église chrétienne n’a été identifiée à Annecy ; en revanche, deux espaces libres dans la nécropole suggèrent la présence de mausolées ou memoriæ dans la nécropole d’Annecy, à l’image d’un bâtiment récemment fouillé à Saint -Pierre-en-Faucigny.
La conquête franque
Les relations entre les Burgondes et les Francs se dégradèrent après des années de paix et d’alliances. En 523, les deux royaumes entrèrent en guerre lors d’une tentative d’invasion franque, culminant avec la mort de Sigismond, tué par Clodomir, fils du roi des Francs Clovis.
Après la mort de Clodomir en 524, le royaume burgonde connut une décennie de répit avant sa chute définitive en 534 lors de la bataille d’Autun, marquée par la victoire des Francs.
À Annecy, ce changement politique a pu être détecté à travers les tombes du VIe siècle : on remarque la disparition du mobilier de prestige et l’évolution de l’architecture funéraire. D’autres nécropoles en Haute-Savoie, comme celles de La-Roche-sur-Foron et Yvoire, montrent des accessoires vestimentaires typiques de cette époque. Bien que militairement vaincus, les Burgondes de la Sapaudia conservèrent une identité régionale au sein du royaume franc de Burgundia, qui avait sa capitale à Orléans.
L’époque de la conquête et de l’intégration était représentée à l’exposition par l’ensemble extraordinaire des bijoux de la reine Arégonde (née entre 512 et 518, décédée entre 572 et 583), la troisième des sept épouses du roi Clotaire Ier, découverts lors des fouilles de la basilique Saint-Denis en 1959 et prêtés par le Musée d’Archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye.
Qu’en fut-il de la Vallée d’Aoste à cette époque ?
Qu’en fut-il de la Vallée d’Aoste à cette époque ? Fut-elle concernée par l’annexion au royaume franc ? Fut-elle, par contre, unie au royaume des Ostrogoths et entraînée dans la guerre gréco- gothique qui ravagea l’Italie du Nord ?
Nous n’en savons rien jusqu’à 569 environ, quand un groupe de Lombards la traversa dans le but d’aller piller l’abbaye de Saint-Maurice d’Agaune, en Valais : la réaction des Francs eut comme conséquence une guerre qui aboutit, en 575, à l’annexion définitive de la Vallée d’Aoste au royaume franc de Bourgogne, sous le sceptre du roi Gontran, et à sa pleine intégration culturelle dans domaine linguistique gallo-roman, analoguement aux autres régions de l’ancien royaume burgonde.
Mgr Duc observa que ces régions forment (ou pour mieux dire formaient encore au début du XXe siècle) le domaine linguistique du francoprovençal : « Si les populations, qui parlent les patois transalpin et inalpin, se levaient aujourd’hui en masse et déclaraient leur indépendance, on verrait se relever tout d’un bloc et pour la quatrième fois l’ancien royaume de Bourgogne »[7].
Le grand linguiste suisse Walther von Wartburg confirma l’intuition de l’évêque valdôtain en l’appuyant sur des arguments scientifiques, à la fois phonétiques et lexicaux[8].
Récemment ses études ont fait l’objet de critiques de la part d’autres linguistes[9], mais la coïncidence géographique entre le domaine linguistique et l’ancien royaume des Burgondes demeure indéniable et représente un indice significatif en faveur de l’appartenance de Vallée d’Aoste à celui-ci.
Republié depuis Lo Flambò – Le Flambeau, n°3 / 2025, avec aimable autorisation.
Notes
[1] R. Viot, Chronologie du Duché d’Aoste, in « Archivum Augutanum » IV, Aoste 1970, p, 205 ; J.-Cl. Mochet, Porfil historial et diagraphique de la très antique cité d’Aouste, Aoste 1968, p. 130.
[2] J.-B. de Tillier, Historique de la Vallée d’Aoste, Aoste 1966, p. 36.
[3] J.-A. Duc, Histoire de l’Église d’Aoste, t. I, Aoste 1901, p. 70.
[4] C. Patrucco, Aosta dalle invasioni barbariche alla signoria sabauda, in Miscellanea Augustana (Biblioteca della Società Storica Subalpina XVII, Pinerolo 1903, p. IX.
[5] J.-G. Rivolin, M. Costa, Notes d’histoire de la Vallée d’Aoste, Aoste 2003, p. 9.
[6] L’épopée burgonde – Naissance du Moyen Âge en Haute-Savoie, Éditions Snoeck, Gand, 2025, 136 pages.
[7] J.-A. Duc, op. cit., t. I, p. 375. Les trois royaumes de Bourgogne précédents, évoqués par l’auteur, sont : le second royaume des Burgondes (443-534), le royaume franco-burgonde des dynasties mérovingienne et carolingienne (543-843) et celui créé par Rodolphe de Welf après la chute de l’empire de Charlemagne (887-1032).
[8] W. von Wartburg, La Fragmentation linguistique de la Romania, Paris, 1967.
[9] E. Schüle, Le problème burgonde vu par un romaniste, dans Colloque de dialectologie francoprovençale, Actes, Neuchâtel-Genève, 1971, p. 26-47 ; G. Tuaillon, Le francoprovençal, progrès d’une définition, Saint-Nicolas, 1983.
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