La Vallée de Suse, partie des Alpes qui entourent Turin, ne déroge pas à la règle.

Une vallée alpine ouverte sur deux cols est forcément un lieu de passage. Un lieu de conflits aussi. Souvent le reflet d’accords et de désaccords qui prennent leurs origines bien loin des montagnes.

Un lieu de passage qui a permis peut-être aux Carthaginois, mais certainement aux Francs, à Charlemagne, aux troupes du Royaume de France, à Napoléon et les troupes révolutionnaires, à Napoléon III et à ses troupes de tous rentrer sur le territoire italien par les cols de la Haute Vallée de Suse et partir guerroyer bien plus loin.

Le Col du Mont Cenis et le celui du Montgenèvre principalement mais aussi le Col de Clapier ont tous facilité les invasions, les batailles, le prosélytisme religieux mais aussi les échanges commerciaux et culturels entre les mondes de part et d’autre des crêtes alpines.

Cependant, son centre historique et culturel, la ville de Suse, a été également un lieu où des alliances durables ont été scellées. Et celles-ci ont contribué entre autres à écrire l’histoire des Alpes.

À Suse, la nécessaire alliance entre Rome et les tribus alpines

Les premiers à se rendre compte de l’importance capitale de contrôler le Val de Suse pour accompagner leur expansion furent les Romains

La ville de Segusium, l’ancien nom romain de Suse, fut fondée par des tribus celto-ligures qui prospérèrent dans la région. On a d’ailleurs retrouvé dans les alentours de la ville des lieux de culte d’origine celtique. Le Roc-Maol, montagne sacrée des tribus Celtes n’était autre que le sommet du Rocciamelone culminant à plus de 3 500 mètres d’altitude et visible depuis là.

À l’époque des conquêtes de Jules Cesar dans la Péninsule ibérique et en Gaule, celui-ci avait scellé un premier accord de laisser passer avec Donnus. Le chef celto-ligure, maître des vallées alpines occidentales, lui assurait le passage des troupes romaines sans entraves. La suite nous intéresse davantage car elle a marqué d’une empreinte indélébile la ville de Suse.

L’empereur Auguste

Son successeur, l’empereur Auguste, qui avait passé trois années à conquérir la Gaule et qui souhaitait s’imposer en Germanie avait besoin, sur ses arrières, de territoires pacifiés pour continuer son expansion. D’ailleurs sa politique étrangère était basée sur le concept de Pax Romana, c’est-à-dire que le prospérité ne pouvait venir que de la stabilité et de la paix. Sur ce principe, il a offert à Marcus Julius Cottius, fils de Donnus, une alliance pour gouverner les vallées alpines, dont la Vallée de Suse : le royaume Cottien était né et Suse (Segusium) était sa capitale.

L’alliance allait être matérialisée par un arc de triomphe, le premier sur lequel allaient être retranscrits les éléments principaux de l’accord. Il fut placé en hauteur, sur une colline qui dominait la ville et qui était avant cela le lieu de rites celtiques. De plus, il encadrait parfaitement le sommet du Rocciamelone, la montagne sacrée, une position très symbolique qui mettait en avant une alliance profonde entre le peuple alpin et l’Empire Romain.

Suse se développa ainsi dans les Alpes comme une ville romaine

Encore de nos jours, on peut visiter cet arc romain en marbre blanc érigé en l’an 8 avant Jésus-Christ, lorsqu’un peu plus haut il reste deux arcs de l’ancien aqueduc romain. Sur un rocher à ses pied on voit encore des coupelles creusées dans la roche et reliée entre elles par de petits canaux : ce sont les restes des autels sacrificiels celtiques.

Le mélange est saisissant : deux cultures, deux religions qui ont scellé un accord de paix dans un apparent respect mutuel. La Pax Romana.

Le site de l’amphithéâtre qui pouvait contenir jusqu’à 3 500 personnes est préservé, dans un parc très calme, un peu à l’extérieur de la ville. On pouvait assister à des combats de gladiateurs et à des scènes de chasse. Le forum se trouvait à l’emplacement de l’actuelle Place de Savoie, au milieu de laquelle on devait trôner un grand temple d’après les restes retrouvés lors de la création de la place.

Enfin, en bordure de cette même place, l’actuelle Porte de Savoie, qui s’appelait Porte du Paradis car elle se trouve à proximité du cimetière, faisait partie des remparts de la ville romaine, construits au troisième siècle après Jésus-Christ et elle contient encore des éléments de l’époque impériale. D’autres portes, nommées par la suite la Porte de France et la Porte du Piemon taujourd’hui disparues, faisaient partie du dispositif.

De nos jours les deux tours de la Porte de Savoie ont été intégrées aux bâtiments voisins : la cathédrale et un immeuble. La statue de l’empereur Auguste trône en hauteur dans un joli jardin à proximité de l’arc monumental et veille toujours sur la ville.

L’arc romain (c) CC BY-SA 3.0, Duvilar (Lorenzo Rossetti), Wikimedia Commons

À Suse, le premier territoire savoyard du côté italien des Alpes

Changement de décor et saut dans le temps d’un millénaire environ, pour tomber en 1045, année du mariage entre Adelaïde et Othon. Mais qui sont ces deux personnages ?

Le territoire alpin autour de l’an mil est extrêmement morcelé. L’empire germanique domine l’Europe centrale et par les alliances et les successions, de nombreuses terres se retrouvent gouvernées par des seigneurs dont les fiefs sont géographiquement limités. Grâce à des guerres entre voisins, des successions et surtout alliances, de plus grands territoires commencent à se dessiner. Du côté français des Alpes (le mot « français » est un anachronisme) un comté commence à étendre ses frontières et à prendre les apparences d’un territoire d’ampleur : c’est le Comté de Maurienne.

Othon 1er, descendant d’Humbert aux Blanches Mains, fondateur de la dynastie

Othon 1er va devenir le troisième Comte de Maurienne, descendant d’Humbert aux Blanches Mains, fondateur de la dynastie. Son territoire comprend les Pays de Savoie, le Bugey, le Chablais français et suisse et la Vallée d’Aoste. Il contrôle plusieurs grands cols des Alpes : parmi ceux-ci, le Mont-Cenis, le Petit et le Grand-Saint-Bernard, des cols stratégiques encore de nos jours.

La Maison de Maurienne est déjà la gardienne des Alpes, et le deviendra encore plus à partir du siècle suivant lorsque la Maison sera élevée au rang de Comté de Savoie.

Cependant, les crêtes alpines bloquent naturellement l’expansion vers l’Est, vers ce qui est aujourd’hui le Piémont italien. La Vallée de Suse serait une prolongation parfaite des territoires de la Maison de Savoie car elle donnerait le contrôle de la Via Francigena jusqu’à la Plaine du Pô.

Nous sommes en 1045 environ. Le Comte Humbert est mort. Son fils Amédée a repris le flambeau. Le jeune Othon est un homme à marier afin de renforcer les alliances avec le pouvoir impérial.

Voici donc qu’entre en jeu Adelaïde, Margrave de Suse et Comtesse de Turin.

Elle est descendante des Ardouin, cette famille d’origine franque qui à travers ses branches, gouverne les territoires du Montferrat, de Côni et Saluces, de la Vallée de Suse qu’ils ont délivrée de l’occupation sarrasine et de la plaine turinoise dont la place forte de Pignerol. Enfin, leurs possessions s’étendent jusqu’à la côte de Ponent en Ligurie.

Une famille qui plus est, fait partie de la sphère la plus proche de l’Empereur. Une alliance entre ces deux familles arrangerait bien les affaires d’Othon et de sa famille.

La Maurienne et Suse

Et c’est donc par des noces, qu’Othon va mettre la main sur les possessions d’Adélaïde (qui en est à son troisième mariage) notamment dans la Vallée de Suse. Cinq ans plus tard, à la mort de son frère, Othon devient Comte de Maurienne et son territoire s’est élargi vers des plaines sans limites.

Suse devient ainsi une place stratégique pour la future Maison de Savoie. En effet elle permet le passage des troupes par le Col du Mont-Cenis afin de titiller les seigneurs qui gouvernent le Piémont, et notamment le Montferrat et Saluces, mais aussi de rentrer dans le Dauphiné en contournant les Alpes par le Montgenèvre ou l’Ubaye, comme ils le feront quelques siècles plus tard.

Dans tous les cas, par ce mariage avec la Margrave de Suse, la Maison de Maurienne, qui deviendra Maison de Savoie, place un pion important dans toute l’histoire du nord de la péninsule italienne, pendant neuf siècles.

Que reste-t-il de toute cette histoire à Suse ?

Sans aucun doute, le vieux Château d’Adélaïde est le témoin principal de toute cette histoire. Placé au cœur de ce qu’était la Suse romaine, à quelques dizaines de mètres de l’arc d’Auguste et de l’aqueduc, il fut construit au XI siècle et nous est parvenu dans un état plus que satisfaisant pour nous rendre compte de la puissance de cette famille dans la vallée. Il a été bien sûr reconstruit et restauré, mais ses dimensions imposantes surprennent lorsqu’il apparaît au bout de la « Via al Castello », une ruelle étroite bordée de petites maisons.

Aujourd’hui, le musée renferme le musée historique de la ville. Symboliquement, comme une couche d’histoire supplémentaire, il s’élève sur une butte qui domine la statue d’Auguste. Une page d’histoire se tourne. Suse savoyarde remplace Suse romaine.

L’importance de Suse dans les Alpes au Moyen Âge se mesure à ses monuments. 

Le principal d’entre eux est la Cathédrale Saint-Just de Suse, érigée au X siècle. Elle incorpore une des tours de la porte romaine et compose avec tous les styles architecturaux qui ont traversé les siècles, du Roman au Baroque en passant par le Gothique. L’intérieur très coloré est remarquable par son plafond étoilé, ses murs aux motifs géométriques, ses boiseries et ses autels en style baroque dont les dorures éclairent les lieux. Le clocher, de 51 mètres de hauteur donne un aspect minéral à l’ensemble qui se fond dans le paysage environnant.

Avançons de quelques siècles, jusqu’en 1629.

Le Château (c) CC BY-SA 3.0, Fondazione Torino Musei, Wikimedia Commons

Le traité de Suse défaite ou victoire de la Maison de Savoie dans les Alpes ?

Alors que la branche aînée des Gonzague s’éteignait au XVII siècle, une nouvelle guerre de succession entre la France et les Habsbourg. Elle allait entraîner la Maison de Savoie dans un conflit.

Charles Emmanuel, Duc de Savoie, défend les intérêts des Espagnols et des Autrichiens, en espérant peut-être un jour récupérer le Montferrat, province piémontaise, et se met ainsi à dos les Français qui soutiennent le camp adverse pour gouverner les territoires des Gonzague. Il fait le siège de Casale Monferrato avec l’aide des Espagnols.

Louis XIII, roi de France part à l’attaque le 6 Mars 1629 et devant la force de frappe française, les Espagnols préfèrent se retirer, une dizaine de jours plus tard. Entre temps Charles Emmanuel est contraint de quitter le Montferrat et obligé de signer le Traité de Suse, le 11 mars 1629, par lequel il permet aux français de traverser le Val de Suse pour guerroyer dans la plaine du Pô.

Pourquoi ce traité porte-t-il le nome de la ville de Suse ? Car c’est là, dans le château d’Adélaïde que Louis XIII avait établi quelques temps son quartier général.

Mais cet accord qui semble initialement défavorable finit par tourner en faveur de la Maison de Savoie. En effet, lors de la deuxième offensive française, l’Empereur, qui avait pris Mantoue, fief des Gonzague en 1630, finit par céder devant l’insistance du Pape et la diplomatie de Mazarin. En 1631 la paix est signée. La Savoie récupère une partie du Montferrat et la France la place forte stratégique de Pignerol.

Finalement, le traité de Suse, qui a mis fin au conflit entre Français et Savoyards a permis à ceux-ci d’élargir encore un peu leur territoire.

La Bataille de Magente (c) CC BY-SA 3.0, Wikimedia Commons

1859, les Français en gare de Suse pour construire l’Italie

Dans l’édifice de l’Hôtel de Ville de Suse, on peut lire plusieurs plaques en mémoire des événements de 1859. La ville de Suse, et à travers elle, le Roi d’Italie, sont reconnaissants de l’intervention alliée des Français. 

Mais de quoi parle-t-on exactement ?

Le roi Victor-Emmanuel II souhaitait réunifier l’Italie et fonder une nouvel Etat : le Royaume d’Italie. En face, les Autrichiens avaient des vues sur la partie nord-orientale de la plaine du Pô. Il fallait donc les affronter pour libérer l’Italie de « l’envahisseur ».

Les stratèges de la Maison de Savoie savait qu’elle n’y arriverait jamais toute seule, malgré la volonté populaire et les mouvements clandestins du Risorgimento. Elle fit donc appel au puissant voisin français, avec lequel au cours des siècles les relations avaient été tumultueuses entre alliances et oppositions temporaires. En France, c’était l’époque de Napoléon III. Et comme pour tout Bonaparte, l’Autrichien était un ennemi. L’accord fut scellé : une grande armée composée de troupes françaises que l’on nomma «  l’Armée Italienne » fut mise en place.

220 000 hommes du Général Bouat

C’est le Général Bouat qui prit le commandement de cette Armée, et organisa son acheminement en France. Entre avril et juillet 1859, plus de 220 000 hommes franchirent le Mont Cenis. Ils arrivaient en train à Saint Jean de Maurienne, franchissaient à pied le col et rejoignaient la gare de Suse. De là ils étaient acheminés en train vers le front de la deuxième guerre d’indépendance, pour obtenir les victoires de Montebello, Magenta et Solferino.

Cette aide massive, dont l’action sur le sol italien a débuté à partir de la gare de Suse fut compensée par le traité de Turin du 24 mars 1860, lorsque le Roi de Sardaigne cèda la Savoie et Nice à la France. 

A partir de ce moment, la Maison de Savoie se concentrera sur le territoire dont les Alpes marqueront à nouveau une frontière. Un tournant de l’histoire de la Maison de Savoie.

Le train au Mont-Cenis (c) CC BY-SA 3.0, Wikimedia Commons

La gare de Suse, trait d’union dans les Alpes entre la France et l’Italie

La gare de Suse joua donc un rôle considérable dans la transformation du pouvoir de la Maison de Savoie dans les Alpes. Mais elle joua aussi un rôle important dans le maintien des relations avec l’autre côté des Alpes, avant et après le traité de Turin.

En effet, la gare avait été construite en 1854. Elle était le terminus de la ligne qui reliait la Vallée de Suse à Turin, capitale du Royaume et importante ville des Alpes. Le roi Victor Emmanuel II souhaitait réunir la Savoie et le Piémont par le chemin de fer et ordonna la construction du tunnel ferroviaire du Fréjus, dès 1857. Les travaux continuèrent malgré la cession de la Savoie à la France et s’achevèrent en 1871. Cependant la ligne, plus directe passerait par une traversée entre Bussoleno et Oulx en laissant malheureusement Suse à l’écart du trajet.

Une compagnie ferroviaire anglaise

Malgré cette décision du pouvoir royal, une compagnie ferroviaire anglaise voulant s’assurer le transport du courrier entre Londres et l’Inde par le port de Gênes réussit à séduire Napoleon III. Elle lui proposa un service de transport de marchandise à travers les Alpes en attendant l’ouverture du Tunnel du Fréjus. On s’accorda alors pour construire une voie ferrée le long du tracé de la route Napoléonienne à travers le Col du Mont-Cenis pour relier Saint Michel de Maurienne à Suse à travers les Alpes. Celle-ci, le chemin de fer du Mont Cenis connu aussi comme chemin de fer Fell, fut opérationnelle entre 1868 et 1871. Dès 1871, la priorité pour le rail revint à la ligne du Fréjus et la ligne Fell fut démantelée.

La gare de Suse devenait ainsi célèbre au Royaume Uni également ! Mais pour être honnête la ville de Suse était déjà connue en dehors des Alpes des anaglais, et ceci dès 1629, lorsqu’elle a joué un rôle important pour les Anglo-écossais.

autore sconosciuto (c) Cite-Sciences, Pubblico dominio, Wikimedia Commons

Suse, encore un traité en faveur des français !

En effet, il existe un deuxième traité de Suse, signé par Louis XIII. C’était le 24 avril 1629, quelques semaines après celui qui a vu la reddition de Charles Emmanuel. Louis XIII profite de son séjour à Suse pour gérer ses dossiers internationaux. Cette fois, il s’agit d’un traité qui met fin à un conflit entre les Français et les Anglo-écossais au sujet des territoires d’Amérique du Nord. Les Anglais avaient attaqué et occupé Québec et l’Acadie, sans déclaration de guerre en 1627. Les négociations ont duré deux ans, et c’est à Suse qu’un premier accord (non respecté) de restitution des territoires a été signé, entre Louis XIII et Charles 1er d’Angleterre avant de régler le conflit trois ans plus tard par les accords de Saint Germain en Laye. À Suse s’écrivait donc l’histoire de l’Amérique du Nord outre que celle des Alpes.

Voilà comment une petite ville enclavée dans une vallée alpine, invisible depuis l’autoroute a en réalité écrit plusieurs chapitres de l’histoire alpine et parfois même au-delà.

Un arc a scellé une alliance qui a pacifié les vallées sous l’autorité romaine. Un château a permis de traverser les Alpes à une dynastie qui allait construire un pays huit siècles plus tard. Une gare a permis l’unification d’un pays par la volonté de la Maison de Savoie et de ses alliés.

Suse se trouve sur la ligne à grande vitesse qui reliera l’Italie et la France et donc les Alpes. Elle semble toutefois une grande oubliée de l’histoire. Rendons-lui hommage par une visite !

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Franco-italien de naissance, habitué dès mon plus jeune âge à traverser les frontières et à découvrir la culture alpine commune aux différents Pays, j’ai décidé de centrer mon activité professionnelle sur ma passion pour les Alpes, en tant que rédacteur, copywriter et consultant dans le tourisme et l’outdoor. Je pratique beaucoup de sport, j’aime lire, écrire et voyager et j’ai toujours sur moi un appareil photo !

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