Présidente du Comité européen des Régions
Nous vous proposons une transcription du discours prononcé à Bruxelles le 13 octobre 2025 sur l’État des régions et des villes dans l’Union européenne par Kata Tüttő, Présidente du Comité européen des régions.
Depuis Nos Alpes, nous portons un regard sur ce qui se passe au niveau européen, au niveau ds États, entre la France, l’Italie et la Suisse, et au niveau de l’arc alpin.
Nous essayons de saisir, dans la mesure du possible, les répercussions sur notre territoire en matière de politiques publiques, d’économie, de société et de culture.
Le discours de Kata Tüttő intervient à un moment non simple. Dans l’environnement quelque peu autoréférentiel de Bruxelles, il finit par ressembler à n’importe quel autre discours, mais de l’extérieur, il est un peu un thermomètre. Au centre de sa trame se trouve la centralisation dans les administrations centrales des États des fonds structurels, un sujet qui reste en arrière-plan tout au long du discours et qui n’est explicitement exprimé qu’à la fin.
Il s’agit d’un fait politique très important : nous parlons de milliards d’euros d’investissements (FEDER, FSE) qui sont actuellement en bonne partie programmés et gérés au niveau régional (surtout en Italie) bien que dans un système de gouvernance à plusieurs niveaux, avec des enjeux, des encouragements, des lignes directrices, des modèles d’organisation provenant de l’Union européenne et de chaque État membre.
Peut-être qu’Interreg aussi pourrait également passer aux autorités nationales. Actuellement, le programme Interreg ALCOTRA est entre les mains de cinq régions, avec la participation des deux Etats et de la Commission européenne. iIl coordonné par la Région Auvergne Rhône-Alpes: il pourrait passer à une préfecture ou un ministère italien.
Le ton du discours de Kata Tüttő doit également être compris dans son contexte, puisqu’il a été prononcé au début de la Semaine des régions et des villes d’octobre dernier, dont nous avons parlé et qui rassemble quelque 6000 personnes, dont des fonctionnaires, des experts et des citoyens. Cette semaine coïncide avec la session plénière du Comité des régions. Les membres politiques du Comité (maires, présidents de Région, conseillers élus) représentent donc les Régions et les villes des 17 États membres.
Ensuite, il y a les thèmes, comme la défense ou la santé des citoyens en passant par l’environnement. En arrière-plan, on peut sentir la faiblesse politique du Comité des régions à Bruxelles, qui agit pour l’essentiel comme un intermédiaire, apportant aux Régions et aux villes les actions politiques et les tendances développées par les États membres (dans leurs groupes au sein du Conseil) et par la Commission européenne. Les thèmes abordés vont des limites d’émission (par exemple les PFAS) à l’innovation technologique (par exemple les start-ups et les puces électroniques, les grands projets d’intérêt communautaire), en passant par les programmes européens et les questions sociales.
Kata Tüttő, pour l’essentiel, parle du Rapport annuel sur l’état des régions et des villes européennes, dont une synthèse est disponible ici.
Le discours est également disponible en vidéo (à gauche sur la page en link). Nous le présentons ici dans les traductions italienne et française de la transcription mise à disposition par le Comité des régions.
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Chère Présidente Roberta Metsola, cher Vice-président exécutif Raffaele Fitto. Chers invités, chers membres, chers collègues responsables de la gestion des crises et du changement, bienvenue à la Semaine des villes et des régions.
Aujourd’hui, nous présentons notre Rapport annuel sur l’état des villes et des régions. De quoi s’agit-il ?
Il s’agit de faire un zoom sur la réalité concrète. Nous faisons un zoom avant pour voir où nous en sommes, comment nous nous débrouillons vraiment, car ce n’est qu’à ce moment-là que nous pouvons définir une direction. Le Rapport montre les points sensibles et les éléments critiques pour nos populations et nos territoires. Mais il ne s’agit pas seulement d’éléments négatifs. Le rapport souligne également l’ambition, le leadership, la créativité et la capacité d’innovation que l’on trouve au niveau local.
Pour citer Schopenhauer, le véritable génie ne consiste pas seulement à découvrir quelque chose de nouveau, mais à penser ce que personne n’a jamais pensé auparavant à propos des choses que nous voyons tous. Nous voyons tous des choses très similaires et nous savons comment obtenir une bonne idée : le moyen d’y parvenir est d’avoir beaucoup d’idées. Ici, dans ce rapport, si vous êtes attentif, vous trouverez de nombreuses idées.
Vous vous demandez peut-être pourquoi nous faisons cette étude approfondie maintenant, alors qu’il y a tant de confusion ? C’est justement pour cette raison que nous étudions. Le monde est plus chaotique qu’il ne l’a jamais été au cours de ma vie ou de la nôtre, et l’attention en Europe se porte principalement sur les frontières et au-delà. Mais nous sommes ici – responsables locaux, conseillers, maires, présidents de Région – et notre devoir est de concentrer notre attention sur nous-mêmes. Car c’est à nous qu’il revient de prendre soin du tissu social, territorial et économique de l’Union. Il est toujours vrai que l’Union doit être renforcée de l’extérieur, mais il est également vrai qu’elle doit rester forte de l’intérieur : c’est notre responsabilité.
Regarder vers l’intérieur n’est jamais facile, nous le savons par expérience. Pourquoi n’est-il pas facile de regarder à l’intérieur ? Parce que tout ce que vous y trouvez – la confusion, le désordre, la douleur et la souffrance – tout ce que vous y trouvez, c’est clairement votre responsabilité. Et lorsque vous le voyez, vous devez faire quelque chose pour y remédier. Nous sommes tous d’accord ici pour dire que nous devons nous serrer les coudes, mais cela exigera toute notre attention, toute notre empathie et toute notre résilience, en ces temps d’accélération et de fragmentation.
Nous parlons beaucoup ici de subsidiarité. Mais qu’est-ce que la subsidiarité ? Il ne s’agit pas seulement de savoir qui reçoit l’argent. Il s’agit avant tout de partager la responsabilité, de partager l’action et l’énergie d’agir. Elle ne commence pas au niveau de l’UE et ne se termine pas au niveau national. En Europe, la subsidiarité est enracinée dans l’individu et s’étend de la personne vers l’extérieur.
Elle part de la personne et s’étend à la famille, à la ville, à l’État, à l’Union. Mais entre ces niveaux, il y a toujours une tension dynamique, une négociation constante pour savoir qui fait quoi, qui décide, qui porte le fardeau et qui dispose des ressources. Ce flux de pouvoir, de confiance et de responsabilité ne peut pas aller dans une seule direction. C’est pourtant ce que nous constatons aujourd’hui : une tension constante découlant de l’état d’urgence permanent. Nous savons que tous les niveaux doivent prendre leurs responsabilités, mais tous ont besoin de moyens pour le faire. La subsidiarité, bien comprise, signifie que chacun – de l’individu à l’Union européenne – a non seulement la voix, mais aussi l’énergie pour agir.
Ces derniers mois ont été très intenses, j’ai visité une Région différente chaque semaine et il y a quelques jours seulement, je suis rentrée de Dublin. Chaque fois que je voyage, je veux établir des liens non seulement par des réunions et des briefings, mais aussi par des histoires. Pour me préparer à Dublin, je me suis replongé dans l’un des chefs-d’œuvre de la littérature européenne : Ulysse de James Joyce. Le roman raconte une journée ordinaire à Dublin du protagoniste Leopold Bloom : tout un monde se déploie au cours d’une journée ordinaire. Et il y a une pensée très intéressante de Joyce : « Si je peux atteindre le cœur de Dublin, je peux atteindre le cœur de toutes les villes du monde », ce qui signifie que si vous connaissez vraiment, véritablement votre lieu, vous pouvez entrer en contact avec l’ensemble de l’humanité.
Et c’est pour moi l’essence même de l’Europe. Car la grandeur de l’Europe ne réside pas seulement dans sa taille : elle réside dans la profondeur de sa conscience. L’âme de l’Europe vit dans cette traduction : dans la traduction entre les langues, dans la traduction entre nos cultures, dans la traduction entre nos vérités ; et il faut beaucoup de compréhension, beaucoup d’empathie pour trouver un sens commun.
Au sein du Comité des Régions, nous sommes une institution complémentaire des autres organes européens, car nous recherchons l’universel dans le local et traduisons l’universel dans le local. Nous donnons une forme concrète à des valeurs universelles telles que la dignité, la justice, la durabilité et la confiance. Comment y parvenons-nous ? Nous tenons nos promesses ! Et nous construisons un abribus dans une banlieue, nous investissons dans des écoles de haute technologie dans les zones rurales. Nous construisons des logements sociaux qui sont non seulement abordables, mais aussi beaux. Encore, nous rendons nos villes accessibles à pied, nous investissons dans des jardins d’enfants et des maisons de retraite. Nous fournissons des repas scolaires sains, plantons des fleurs, apportons de la musique et de l’art dans les quartiers difficiles. Nous installons des panneaux solaires et des bibliothèques, nous recueillons l’eau de pluie.
Ce sont toutes des manifestations locales de dignité, de justice et de durabilité, car à l’ère de l’accélération, l’Europe a besoin de cette capacité à percevoir le sens du quotidien. Car c’est dans le caractère sacré de l’ordinaire que la politique redevient humaine.
La sécurité
Je dois aussi parler de la sécurité, et comme nous n’avons pas le temps d’aborder toutes les dimensions locales de la sécurité, je n’en choisirai qu’une seule : l’énergie.
La crise énergétique a transformé notre vie quotidienne ces dernières années, et il s’agit d’une double crise énergétique. La première, que nous connaissons tous, se manifeste par des factures d’énergie élevées, des émissions de CO2, la congestion du réseau, des pannes d’électricité. Mais il y a une autre crise énergétique : c’est la crise de l’énergie sociale, qui se manifeste par la polarisation, la méfiance croissante à l’égard des institutions, la déconnexion, l’apathie et l’affaiblissement de la démocratie.
Les centres de données ne fonctionnent pas seulement avec de l’énergie : la démocratie fonctionne également avec de l’énergie, l’énergie de la confiance, de la participation et de l’objectif commun. C’est pourquoi il est important d’approfondir cette question, car une Europe résiliente ne doit pas seulement penser à investir dans l’infrastructure verte, mais aussi dans l’infrastructure sociale : les services publics, l’éducation, la culture, les espaces d’appartenance.
Compétitivité
Chaque jour, nous entendons et lisons que soit l’Europe devient plus compétitive, soit nous mourrons tous. Il s’agit peut-être d’une vérité profonde, mais la physique quantique nous a appris que le contraire d’une affirmation correcte est une affirmation fausse, mais aussi que le contraire d’une vérité profonde est peut-être une autre vérité profonde. Je vais vous raconter une blague. Je ne devrais peut-être pas, mais je le fais parce que si rien d’autre ne reste dans votre esprit, cette blague, elle, y reste.
C’est une vieille blague qui vient de très loin dans le temps et l’espace. Derrière le rideau de fer, le Comité central de l’Union soviétique discute de l’avenir de l’argent. L’argent doit-il subsister ou disparaître ? Certains membres du Comité central soutiennent que l’argent doit rester, car c’est un instrument très important pour la stabilité. D’autres membres du Comité central, en revanche, estiment que l’argent est un symbole de la bourgeoisie, un instrument d’oppression, et qu’il doit disparaître.
Ils regardent le président du Comité central et lui demandent : que devons-nous faire ? « Les deux positions sont valables », répond le président, « donc à l’avenir, l’argent sera là et il ne sera pas là ». Mais comment imaginer cela dans la pratique ? « C’est très simple : certains auront de l’argent, d’autres non.
Si nous prenons l’argent de la politique de cohésion, qui soutient aujourd’hui toutes les régions européennes en matière d’innovation locale et de compétitivité, et que nous l’allouons aux gigafactories, certaines seront compétitives, d’autres non.
La politique de cohésion
Cela m’amène à parler de la politique de cohésion. C’est notre principal point sensible, mais j’ai été très heureux d’entendre que tout le monde reconnaît l’importance de la politique de cohésion. Car c’est l’instrument à long terme le plus concret, le plus décentralisé et le plus stabilisateur de l’Union européenne.
Il ne s’agit pas d’un fonds de charité, mais d’un outil d’investissement : il permet au marché unique de fonctionner en investissant dans les infrastructures, l’innovation et les personnes. C’est la politique qui nous aide à garder l’Europe forte de l’intérieur, qui nous unit non seulement par des valeurs, mais aussi par des investissements partagés dans l’avenir de chacun. C’est la stratégie de résilience de l’Europe.
La nouvelle proposition de budget fait planer la menace d’une nationalisation, d’un désengagement financier, d’une déconnexion de Bruxelles, qui obligerait les régions et les agriculteurs à se battre jusqu’à la mort pour obtenir des fonds.
Mais vous avez le pouvoir. Ce pouvoir vient de la responsabilité que vous assumez et de la confiance que vos citoyens placent en vous. Il est temps de donner un coup de fouet à la politique de cohésion ! Je vous remercie de votre attention.
Kata Tüttő, présidente du Comité européen des régions, le 13 octobre 2025 à Bruxelles.
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