Lorsqu’on débouche sur le plateau du Col du Mont Cenis juste après avoir avoir franchi la frontière en provenant d’Italie on remarque des détails curieux. Un coup d’œil au magnifique lac aux couleurs d’azur suffit pour s’interroger sur quelques éléments étranges du paysage.
Le plateau dans lequel s’étale le lac se trouve entièrement en territoire français. Lorsqu’on arrive de Suse, la frontière est franchie quelques kilomètres et quelques lacets avant d’arriver sur le plateau, à une altitude de 250 mètres inférieure à celle du lac. Au niveau de celui-ci, tout le paysage qui apparait aux yeux de l’observateur est donc en France.
Cependant trois éléments perturbent le regard du voyageur curieux. La position des forts, la position du barrage, et une surprenante pyramide.
Comme dans un stade, dont le terrain est matérialisé par le lac et où les supporters adverses sont massés dans les virages derrière les buts, on retrouve un fort d’un côté du lac et tous les autres forts de l’autre côté du lac. Mais pourquoi donc ?
Le barrage semble empêcher l’écoulement naturel de l’eau vers le versant italien, tout en étant exploité par une grande compagnie énergétique française. Comment est-ce possible ?
Enfin, sur les rives du lac, en contrebas de la route on aperçoit une pyramide. Mais que fait-elle là ?
Les forts du Mont Cenis
Les forts du Mont Cenis ont été placés selon l’ancienne frontière, de part et d’autre des grands pâturages qui recouvraient le plateau du col.
En effet, alors qu’au cours des siècle précédents, ces terres d’altitude étaient exploitées par les habitants de la Maurienne toute proche pour faire paître leurs troupeaux. Lorsque la Savoie a été annexée par la France, en 1860, dans le cadre du Risorgimento italien et des accords entre Napoléon III et Cavour, les choses changèrent.
Le principe suivi pour établir la nouvelle frontière entre le Royaume de Piémont-Sardaigne et la France était de suivre la ligne de partage des eaux. C’est le col du Mont Cenis qui marque cette ligne de partage des eaux, à l’extrémité la plus au nord du plateau, lorsque la route d’accès depuis la Maurienne atteint celui-ci. Les éleveurs savoyards allaient donc devoir mener les bêtes en été sur des terres étrangères à partir de 1860.
Les fortifications au col
Une frontière, en ces temps compliqués, devait être défendue. Et c’est ainsi qu’au moment de la constitution du tout nouvel état, l’Italie construisit une série de forts : le fort de Ronce, le fort de Variselle, le fort de Pattacreuse et le fort de Malamot, à des altitudes comprises entre 2100 mètres et 2900 mètres. Ceux-ci remplaçaient donc le verrou défensif de l’Esseillon laissé à la France.
En particulier lorsque les tensions au sujet des possessions françaises en Méditerranée commencèrent à monter entre les deux pays frontaliers, L’Etat francais erigit le Fort de la Turra, à plus de 2500 mètres à l’aplomb du col, de façon à surveiller l’ensemble du plateau du Mont Cenis. Une garnison y fut déployée à l’année. Un autre fort, au sommet du Mont Froid, un peu à l’écart du plateau du Mont Cenis faisait aussi partie du dispositif de défense.
Parmi ces forts, celui qui eut à vivre des combats intenses pendant la deuxième guerre mondiale fut le fort de la Turra, attaqué par l’armée italienne de l’époque fasciste lors de la Bataille des Alpes et défendu par l’armée française. Le fort du Mont Froid fut, lui, longtemps occupé par les Allemands quand ils reprirent le relais et le contrôle par rapport à l’armée italienne, en particulier après le 11 septembre 1943 et la fuite du roi Victor-Emmanuel III et la déroute de l’organisation militaire du pays.
A partir de 1947, comme conséquence des rectifications adoptées, le traité de Paris décalait la frontière vers l’Italie en attribuant le plateau et les forts à la France, donnant ainsi aux éleveurs Mauriennais le plein accès aux terrains pour faire paître paisiblement leurs animaux.
Où vont les eaux du barrage du Mont Cenis ?
Le plateau du Mont Cenis est donc aujourd’hui entièrement en territoire français, mais la pente emmène l’eau naturellement vers l’Italie. Alors comment est produite l’électricité de la centrale de Villarodin en Maurienne ?
L’ensemble des rectifications de la frontière entre France et Italie prévue par le traité de Paris de 1947 touchait la question des eaux, et également le thème de la production hydroélectrique, qui concernanti aussi le passage à la France de la vallée de la Roya. Lorsque dans l’après-guerre les besoins en énergie ont augmenté, la France se lança dans la construction des retenues d’eau. Normalement les barrages bloquent un cours d’eau et inondent ses berges en créant une retenue.
Ici, il y avait surtout des pâturages et quelques ruisseaux. Quand le territoire était italien, une petite digue en 1921 a commencé à retenir les eaux de quelques ruisseaux qui descendaient les pentes pour alimenter la centrale de Venaus en Val de Suse. Mais l’espace – jadis lieu de pâturage – était suffisamment vaste pour créer une retenue de dimensions bien plus grandes en submergeant les lieux grâce à l’acheminement de l’eau captée dans les vallées voisines, sur la rive gauche de l’Arc, le cours d’eau qui traverse la Maurienne.
Le partage de l’eau et de l’énergie
C’est ainsi que le barrage du Mont Cenis, dont les dimensions sont de 120 mètres de haut et 1.4 km de long, créa le lac qui d’étend sous nos yeux. Plusieurs fermes, l’ancien hospice du col et un prieuré furent submergés, dès son inauguration en 1967.
C’est donc par des canalisations souterraines de plusieurs kilomètres de long et de plusieurs centaines de mètres de haut que l’eau du lac est acheminée vers la centrale de Villarodin en Maurienne. Toutefois il faut aussi rappeler que l’exploitation de la force de l’eau est partagée entre les deux pays frontaliers selon une proportion de 80% de l’eau exploitable par la France et 20% par l’Italie.
Ce fut donc, déjà à l’époque de construction de l’Europe des années 1960, et il l’est encore aujourd’hui, un projet de coopération transfrontalière au même endroit où un siècle plus tôt on bâtissait des forts…
Pourquoi une pyramide sur les rives du lac du Mont Cenis ?
La société exploitant la retenue d’eau, EDF, voulut honorer le travail des anciens qui avaient érigé les constructions qui ont été submergées par la création de la retenue. Elle érigea donc un bâtiment en forme de pyramide en guise de souvenir.
Mais pourquoi une pyramide ? L’inspiration vint de l’histoire des Grands Hommes qui ont traversé le col du Mont Cenis. Parmi eux, Napoléon Bonaparte.
Non seulement l’Empereur des Français a traversé le col en 1805 pour aller à Milan, ceindre la couronne des Rois d’Italie, mais c’est lui-même qui a ordonné la création de la route carrossable qui traverse les Alpes au niveau du Mont Cenis entre 1803 et 1805 en modifiant le tracé qu’avait emprunté avant lui, un autre empereur, Charlemagne !
C’est également par le col du Mont Cenis que Napoléon a fait transférer le Pape Pie VII à Fontainebleau pendant sa détention à Savone, en 1812. Celui-ci très malade a même failli mourir – et reçut l’extrême onction lors de son passage à l’hospice du col qui depuis a disparu sous les eaux.
C’est donc en honneur de Napoléon que la pyramide a été érigée par EDF, en souvenir des campagnes d’Egypte, où son succès militaire avait commencé.
L’édifice comprend une chapelle remplaçant le prieuré et un musée géré par les Amis du Mont Cenis qui relate l’histoire millénaire du site. C’est actuellement un des plus hauts musées d’Europe, à 2100 mètres d’altitude.
On trouve dans ce musée, une curiosité inattendue
Quelques vestiges du chemin de fer Fell complètent les collections historiques. Le chemin de fer Fell fut l’objet d’une aventure ferroviaire éphémère interrompue par le creusement du tunnel du Fréjus achevé en 1871. Cette ligne qui reliait Saint Michel de Maurienne à Suse en remontant le col a transporté plus de 100 000 passagers dont l’impératrice Eugénie, le futur roi Edouard XVII. Le célèbre alpiniste Whymper y consacra un paragraphe dans son livre « scramble amongst the Alps ».
Juste en-dessous de la pyramide, on peut visiter le Jardin Alpin du Mont Cenis avec plus de 250 espèces de plantes spécifiques aux Alpes.
Lieu de passage de têtes couronnées et d’armées, transformé au fil du temps par les intérêts passagers des hommes, le site du col du Mont Cenis retrouve le silence tous les hivers, lors de la fermeture saisonnière de la route.
A ce moment, dans la blancheur immaculée qui l’enveloppe, lorsque la frontière s’efface et que le lac disparait sous la glace et la neige, le col retrouve l’aspect qu’il a toujours eu avant le XIXème siècle et le tumulte des Hommes.
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