L’abbaye de Hautecombe, située dans la commune de Saint-Pierre-de-Curtille en Savoie, a traversé neuf siècles, depuis son édification en 1125, et on peut évidemment s’attendre à ce qu’elle ait vécu de nombreuses aventures.
Mais ce n’est pas une abbaye comme les autres. C’est pour cela que dans cet article
nous avons envie de partager les mille vies insolites de cette abbaye qui repose
paisiblement sur les rives du Lac du Bourget.
La finalisation du tout dernier chantier de restauration, célébré le 15 juin dernier, qui a duré une vingtaine d’années portant sur 5000 m2 de toiture (un terrain de football) est la preuve que cette abbaye suscite toujours autant d’intérêt historique, culturel et spirituel.
Et pour cause, l’abbaye de Hautecombe, fait partie des sites historiques retenus dans le projet Interreg Alcotra « SavoiaExpérience », autour des demeures historiques de la Maison de Savoie de part et d’autre des Alpes.
L’abbaye de Hautecombe, tout autant que le Château des Ducs de Savoie à Chambéry, et ceux de Racconigi et de la Manta , en province de Côni, font partie de ce circuit culturel et patrimonial qui retrace l’histoire de la Maison de Savoie.
Car, en effet, la Maison de Savoie a accompagné les mille vies de cette abbaye.
L’abbaye de Hautecombe, nécropole de la Maison de Savoie
Une des vies de l’abbaye de Hautecombe est rattachée à la mort des membres de la famille de Savoie. En effet, ici, sur les bords du lac de Bourget, reposent des membres du Comté de Savoie, ensuite devenu Duché de Savoie, et enfin maison royale de Savoie qui a régné sur l’Italie, dont le dernier roi Humbert II.
C’est donc toute l’évolution et l’histoire de ce petit fief de montagne devenu une puissance politique incontournable jusqu’au XXème siècle qui est racontée à la lecture des noms écrits sur les monuments funéraires conservés dans l’enceinte de l’abbaye.
La première princesse de Savoie, y fut inhumée dès 1162.
A l’époque, c’était une abbaye cistercienne. Elle fut fondée par Amédée de Clermont
(dit aussi de Lausanne), grâce à l’appui de Amédée III de Savoie, premier de sa
dynastie à porter le titre de Comte de Savoie (avant cela, on parlait de comté de
Maurienne) et premier à utiliser l’armoirie avec la croix blanche. Et surtout elle
bénéficia de la bénédiction de Bernard de Clairvaux, une éminence religieuse et
politique de l’époque des Croisades, auxquelles Amédée III participa.
Jusqu’au XVème siècle elle resta profondément ancrée à la Maison de Savoie, avant
d’être administrée par des commendataires qui comme souvent en ont tiré profit sans
la faire prospérer.
A l’aube de la Révolution française, l’abbaye de Hautecombe était en ruines, et à
l’abandon, oubliée de tous.
Habitée par quelques moines, elle était surtout un lieu de sépulture.
D’abbaye à faïencerie : l’abbaye au temps de la révolution française
Bien avant 1860 et la cession-annexion de la Savoie à la France, les terres de Savoie changèrent de mains en fonction des guerres et des révolutions.
C’est ainsi qu’en 1794, la Savoie se retrouva sous le drapeau français, juste après la Révolution. A cette époque, les biens de l’Eglise étaient les premiers visés par les pillages, les dégradations et les confiscations.
Bien que d’un accès compliqué, sur un site isolé, l’abbaye de Hautecombe n’échappa pas à la règle et fut pratiquement anéantie pendant l’occupation française.
Notamment, la nécropole fut dévastée, les tombes pillées, profanées. Les sépultures abandonnées. Dans ce scénario de dévastation, la coupole centrale de l’église tenait toujours bon, et elle permit d’abriter, de façon surprenante, une faïencerie, pendant
quelques années.
Un certain Noël Bouchard en profita en effet pour développer son affaire entre 1799
et 1804. Un tiers des faïences produites dans l’alors département du mont Blanc, qui
englobait le territoire actuel de la Savoie, était produit dans la faïencerie de Hautecombe. Les pièces étaient ensuite expédiées vers des clients à Saint Etienne, Lyon, et même Turin.
On peut se demander pourquoi une faïencerie vit le jour à cet endroit !
La réponse est encore plus curieuse. Cette industrie a besoin d’eau courante, et à
proximité de l’abbaye de Hautecombe, il y avait une source d’eau qui coulait. Ceci donnait à ce site, toutes les caractéristiques nécessaires à la création d’un entreprise de ce genre. A ceci près que cette source était intermittente : la fontaine intermittente des Merveilles.
Dans ce genre de sources, le flux d’eau varie selon un rythme
régulier. De Saussure (le même que celui qui a grimpé au sommet du Mont Blanc) l’a
étudiée : son rythme était à l’époque de dix minutes. C’est une rareté géologique en
France et en Europe. On peut encore admirer ce phénomène hydrogéologique.
Après 1804, la faïencerie fut laissée à l’abandon, et le toit de l’église finit par s’effondrer également. Au début du XIXème siècle, l’abbaye de Hautecombe n’était plus que le fantôme d’elle-même.
Lamartine y voyait un paysage romantique. Peut-être que c’est parce que juste en face de l’abbaye qu’au cours d’une tempête, il sauva d’un naufrage la belle et fragile Julie Charles, dont il tomba éperdument amoureux, et l’inspira dans sa poésie avant que la tuberculose n’emporte sa muse en 1817.
Dans tous les cas, ce n’est probablement pas l’impression que ressentit Charles-
Félix, duc de Savoie et roi de Sardaigne, dernier représentant de la branche aînée
de la maison de Savoie lorsqu’il se rendit sur place pour la première fois.
Charles-Félix et l’abbaye en style Troubadour
La Savoie est redevenue indépendante à la fin de l’époque Napoléonienne en 1815, et retournée dans le domaine de la Maison de Savoie, qui siégeait à Turin.
Charles-Félix, devant les horreurs des sépultures profanées, de l’église détruite et de
la dévastation de cette abbaye fondée par le premier comte de Savoie, fut pris de piété et pris l’engagement non seulement de reconstruire une abbaye, de la faire revivre spirituellement, d’y séjourner régulièrement mais aussi de s’y faire enterrer, lui et son épouse Marie-Christine, le jour venu.
Lorsqu’il fut question de racheter le domaine de Hautecombe, le Roi fut surpris d’apprendre qu’il appartenait désormais à un agriculteur qui avait décidé d’y faire
pousser des vignes ! Encore une nouvelle vie pour cette surprenante abbaye.
Une fois le domaine racheté, l’étape suivante fut donc la reconstruction. Le fait surprenant fut le style. Très éloigné du style architectural initial de XIIème siècle, ce
fut le style Troubadour qui fut choisi.
Le style Troubadour est un style de type néo-gothique utilisant le stuc pour façonner les abondantes décorations. Des dentelles de pierre, des statues, des moulures décorent aujourd’hui l’abbaye et on peut admirer ce style au cours des visites de l’église, de la terrasse, de la tour dite de Marie Christine ainsi que des appartements royaux.
Ce style était très en vogue, en France, pendant la Restauration, au cours de laquelle on cherchait à remettre en valeur les valeurs du moyen-âge (et de l’aristocratie) après la parenthèse révolutionnaire.
A part l’abbaye de Hautecombe, on ne recense qu’une douzaine de châteaux construits en France dans ce style, ce qui fait du monastère une œuvre architecturale unique.
En 1826, l’abbaye fut achevée et confiée à un ancien abbé de l’ordre de la Consolata et procureur cistercien. Hautecombe retourne donc dans la grande famille cistercienne.
Entre 1825 et l’année de sa mort en 1831, Charles-Félix fit plusieurs séjours à l’abbaye et il y fut enterré comme prévu. Sa femme Marie-Christine, avant de mourir et d’y être également enterrée en 1849, continua les visites et les séjours à l’abbaye en supervisant les travaux d’expansion des nouveaux bâtiments que l’on peut encore visiter aujourd’hui.
Parmi ceux-ci on peut admirer la magnifique terrasse belvédère sur le lac, et la fameuse tour, qui servait de phare.
Une abbaye tournée vers le lac du Bourget
Il n’aura donc pas échappé au lecteur que l’abbaye repose sur les rives du Lac du Bourget.
Elle se trouve également au pied d’une montagne boisée et particulièrement pentue qui rend l’accès par la terre très difficile. Idéal pour s’assurer de la quiétude nécessaire à la prière des premiers moines.
Le lac joua donc un rôle important pour l’abbaye.
Les moines se déplaçaient sûrement en barque. On peut visiter encore aujourd’hui, juste à la sortie de l’enceinte de l’abbaye, la Grange Batelière. C’est une sorte d’abri pour les barques mais également d’atelier pour leur maintenance. Classé monument historique en 1875, elle a été réaménagée pour accueillir des événements depuis 2007.
On peut également supposer que les faïences qui étaient produites dans l’abbaye après la Révolution française transitaient par les eaux du lac.
Tout comme on peut aisément imaginer la noblesse et la haute bourgeoisie du XIXème siècle naviguer devant le chantier de reconstruction de l’abbaye opérée par le Roi Charles-Félix et poursuivie par son épouse Marie Christine.
La navigation sur le lac est parfois dangereuse lorsque le vent se lève. Julie Charles en a fait les frais et n’aurait pas été célébrée sous le nom poétique d’Elvire si le poète Lamartine ne l’avait pas secourue des eaux. C’est pour cela qu’une tour servant de phare fut construite à une extrémité des bâtiments de l’abbaye de Hautecombe.
C’est encore cette tour que l’on aperçoit en premier, lorsque depuis l’embarcadère d’Aix les Bains, on cherche des yeux la petite tache blanche qui indique la présence de l’abbaye sous la masse écrasante de la montagne qui semble s’enfoncer sous la surface du lac.
Les visiteurs d’aujourd’hui, qui arrivent facilement en bateau depuis l’autre rive, celle
plus touristique et ensoleillée d’Aix les Bains, débarquent au pied de l’abbaye et découvrent pendant leur trajet la beauté de la reconstruction en style Troubadour voulue par un membre éminent de la Maison de Savoie, bien que vivant de l’autre côté des Alpes.
Une sorte de trait d’union entre un des sites de Savoie le plus visités aujourd’hui et la l’histoire de cette maison qui a conquis au fil des siècles un territoire au cœur de l’Europe.
L’abbaye de Hautecombe aujourd’hui
Pour les visiteurs d’un jour, qui arrivent en bateau, par la route ou par les chemins, l’abbaye de Hautecombe présente un ensemble architectural riche d’histoire et de culture. La Nécropole royale, les appartements royaux, la terrasse du Roi, la tour Marie-Christine… tout est fait pour rappeler l’importance des lieux pour la Maison de Savoie.
Depuis les premiers comtes jusqu’au dernier Roi d’Italie Umberto II et son épouse Marie-José de Belgique en 2001, l’abbaye retrace l’histoire de la Maison de Savoie.
Mais une abbaye est avant tout un lieu de méditation, et il existe une partie de l’édifice qui n’est pas visitable. Il abrite le monastère de la communauté du Chemin-Neuf.
Depuis 1992, cette communauté administre les lieux, fait vivre la spiritualité des lieux, organise des séminaires et des séjours de prière et de méditation.
Inspirés par la spiritualité de Saint Ignace de Loyola qui prône la recherche de Dieu dans toute chose, en toute simplicité, c’est la communauté idéale pour les personnes qui recherchent des réponses à la complexité de la vie. C’est le sens des retraites spirituelles qui y sont organisées.
Mais comme la Communauté du Chemin-Neuf est ouverte sur les temps modernes, elle propose également des hébergements dans le silence pour réviser les examens, des stages d’écologie intégrale avec la création de vergers et potagers, des randonnées, des stages pour les jeunes qui démarrent une carrière dans le tourisme…
Encore mille vies pour cette abbaye.
Une abbaye traverse les siècles et son esprit perdure malgré les changements d’époque, les destructions, les renouveaux.
Celle de Hautecombe, a traversé, neuf siècles d’histoire, s’est relevée de ses décombres mais n’a jamais cessé d’être utile, même quand elle n’était qu’une fabrique de faïence ou un champ de vignes.
Aujourd’hui elle a pour but d’accompagner les jeunes du monde entier dans leur questionnement sur la vie moderne et d’irradier une lumière de paix.
Tout cela dans un paysage immuable, celui de la luminosité originelle du lac au bord duquel elle repose, le même qu’ont connu tous ces descendants de la Maison de Savoie qui y ont séjourné ou qui y ont été énterrés.
L’abbaye de Hautecombe est ouverte tous les jours sauf le mardi, le matin de 10h à 11h15 et l’après-midi de 14h à 17h. La visite audioguidée est proposée au prix de 4,50€ pour un adulte.
On accède à l’abbaye de Hautecombe par la route, en 30 minutes depuis Aix-les- Bains et 45 minutes depuis Chambéry, mais en été, le trajet en bateau depuis Aix- les-Bains est spectaculaire. C’est la Compagnie des Bateaux qui organise les excursions.
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